Aujourd’hui, on parle aisément de paysages remarquables, voire fascinants, de sites spectaculaires, protégés, labellisés UNESCO, de classements, d’inventaires photographiques… Quid du paysage sonore ?
Pour avoir tendu mes oreilles et arpenté des médinas, de grandes cathédrales, des cirques montagneux surplombant une vallée, des cours intérieures urbaines, des cloitres, de grands ports maritimes, des forêts, des ruelles, suivi des torrents et des fleuves… les ambiances sonores se déploient comme des livres ouverts à nos oreilles. Des scènes auriculaires qui proposent une multitude d’ambiances et de récits entendables, pour qui sait en débusquer les richesses, en apprécier la diversité souvent dépaysante, par un simple décalage sensoriel, un simple « prêter attention », par le fait de tendre l’oreille. Accepter d’être surpris, voire bouleversé par la construction sensible d’un paysage sonore singulier, à la fois collectif et intimement personnel, au rythme de ses pas, des silences et d’une lenteur assumée, c’est entrer dans le monde de l’écoute de façon respectueuse. Une posture qui nous immerge sensoriellement sans modifier radicalement les caractéristiques paysagères, ni asservir les milieux traversés à nos envies d’une main-mise autoritaire, tendant à un tourisme vendeur et profitable. Gageons ici que les paysages auriculaires seront préservés de la surenchère touristique maltraitante envers des paysages visuels et leurs habitants, par le simple fait de leur immatérialité et d’une certaine instabilité les rendant plus difficiles à cerner et donc à appréhender. Sans compter la prédominance « naturelle » du visuel dans nos cultures européennes.
L’aménagement global du territoire, la métropolisation galopante, le développement des moyens de transport, l’extraction massive de ressources naturelles, sont autant de facteurs, parmi d’autres, qui menacent l’équilibre de nos paysages auriculaires. Il convient donc d’en repérer les richesses, d’en préserver certains, un maximum, des intrusions assourdissantes, de ménager des espaces calmes, où il fait bon entendre, et s’entendre. Au-delà du plaisir esthétique, affectif, une vision, ou plutôt une audition écologique, voire écosophique, dans ses approches éthiques, est nécessaire pour échapper au grand fracas tonitruant. Nous en revenons donc à la nécessité de prendre en compte les paysages auriculaires, en même temps que ceux visuels, en les frottant les uns aux autres comme des ambiances étroitement entrelacées. Je ne parlerais pas ici, par inexpérience, des paysages olfactifs, gustatifs, haptiques, et de tout ce qui contribue à faire sens, dans toute la polysémie du terme, dans nos cheminements et cohabitations au quotidien. Nos corps interagissants doivent être regardants, touchants, mais aussi écoutants, avec un travail à effectuer pour prendre conscience des richesses, mais aussi des fragilités, voire périls, de nos milieux de vie. Prendre conscience également du potentiel dont nous disposons physiquement et mentalement, pour ressentir plus profondément tous les stimuli qui nous font « être au monde », dans tous les sens du terme. Le paysage auriculaire nous montre souvent les paupérisations, parmi d’autres indices révélateurs et inquiétants de notre précarité environnementale. Les paysages à portée d’oreille font patrimoine, richesses, mais aussi contribuent à maintenir des cadres de vie soutenables. Les arpenter en les écoutant, corps et oreilles engagées, les repérer comme espaces de vie sociale partageables, si ce n’est confortables, sont des engagements à mon avis nécessaires autant qu’urgents.
Les projets culturels de territoire, l’éducation populaire, culturelle et artistique, l’enseignement dans son intégralité, le travail croisé entre artistes, institutions, collectivités territoriales, chercheurs et spécialistes de l’acoustique environnementale, de la bio et écoacoustique, du tourisme, du développement économique, des aménageurs architectes, urbanistes, paysagistes… sont des leviers certes compliqués à mettre en place, mais opérationnels dans leurs collaborations à moyen et long terme. A bon entendeur, salut, ou tout au moins des perspectives de préserver des milieux de vie qui ne soient pas que bruit et fureur.
Desartsonnants est un artiste marcheur, paysagiste sonore, arpenteur écoutant. Il travaille autour du paysage sonore, notamment via des parcours d’écoute (PAS-Parcours Audio Sensibles), des installations mobiles et concerts environnementaux… Le projet PIC (Paysages Improvisations Concerts), les inaugurations (officielles) de points d’ouïe, les parcours sonores, font partie de sa démarche, entre esthétique, sociabilité auriculaire et écologie/écosophie.
Tout cela pour tenter de répondre à une simple question : Et avec ta ville, ton village, ta forêt, ta rivière… comment tu t’entends ?
Ces derniers mois, le projet « Bassins versants l’oreille fluante » m’a fait longer et d’écouter moult cours d’eau, petits et grands, bouillonnants ou étales. Je les ai auscultés de près et de loin, en mouvement ou en mode point d’ouïe, statique. Je les ai enregistrés, annotés, renseignés, mis en mémoire… J’en ai tripatouillé les matières sonores liquides et les ai recomposées, rediffusées et installées ici et là, à ma façon, l’imaginaire compris.
Et au final, ce qui m’intéresse tout particulièrement aujourd’hui, c’est la façon , y compris et surtout physique, dont je les écoute, les entend, les donne à entendre… Entre finalités écoutantes et gestes situés, un chantier d’observation atour d’auricularités partagées se dessine, ou se poursuit, se creuse. Pour amorcer l’action et la réflexion, je parts de mes propres expériences, mais aussi des échanges et observations de groupes d’écoutants et écoutantes, confrontés aux terrains et sites acoustiques investigués.
Comment suis-je arrivé à l’eau, physiquement ? Quels trajets et lieux j’ai choisis ? Seul ou en groupe ? Où me suis-je arrêté, posé ? Les postures d’écoute, assis, allongés, yeux fermés, en marche… ? les temporalités, allures, rythmes et durées ? Qu’en ai-je enregistré, retenu, souligné ? Quelles sources (sonores) m’ont frappées, attentionnées ? La place de l’arpentage in situ ? Quelles ambiances j’ai appréciées, ignorées, ou détestées ? Des écoutes appareillées, à oreilles nues, mixtes ? Quels « silences » ont surgis ? Quels affects, ressentis, émotions ? Pourquoi et comment (vastes questions ) ? Des situations immersives, ou distanciées ? Quelles intentions, envies et projets à venir ? Des approches de terrain en mode recherche-action/création, de l’indiscipline ? Des traces, productions, médiations ? Des outils contextualisés à développer, des médias à mettre en place ? Des réseaux à activer, développer ? Des approches et visées pédagogiques, des supports, des outils d’apprentissages émancipateurs, de la recherche via l’éducation populaire ?
En fait, je tenter de décortiquer et d’appréhender de façon pragmatique, au moins autant, si ce n’est plus, le geste d’écoute, la posture de l’écoutant et de l’écoutante, que la chose écoutée (ici les territoires liquides, les voies et voix d’eaux), sans pour cela en ignorer leurs qualités esthétiques, environnementales, sociétales…
Le chantier est plus vaste et complexe qu’il n’y parait de prime abord, mais c’est ce qui rend ses enjeux et perspectives passionnantes, autant qu’ incertaines…
Créer des tiers-espaces écoutants, une amorce d’un projet de recherche-action. Je cherche des voix complices. En présence, à distance… On marche, on parle, on écoute… On s’assoit, ici et là, on écoute encore, on échange… L’enregistreur garde trace de nos propos. Des tiers-espaces auriculaires apparaissent ainsi, peu à peu. Une, deux, trois, cinq personnes, plus, lui donneront vie en installant l’écoute, le silence, le dialogue, dans différents espaces-temps habités. La matière sonore récoltée pourra être réutilisée, terreaux de mondes sonores en devenir, de tiers-espace résonnants….
PIC – Paysage Improvisation Concert – Juin 2019 – Cathédrale de Kalininberg (Ru) Institut Français de Saint – Pétersbourg
Je ré-ouvre un chantier d’écoute-action, le PIC – Paysage Improvisation Concert, expérimenté en 2019, à Kaliningrad, en Russie, à la demande du festival « Around the Sound », invité par l’Institut Français de Saint-Pétersbourg. J’ai pu retesté cette formule sous une une forme collective, ce printemps avec OTO, l’Ouvroir des Territoires de l’Ouïe à Montbron, entre Charente et Aquitaine.
Première phase, arpentage à oreille nue du terrain, de la ville, de des périphéries, d’espaces « naturels »…
Deuxième phase, prises de son, field recording (enregistrements de terrain), première approche du paysage sonore local.
Troisième phase, Marche écoutante collective, PAS – Parcours Audio Sensible autour des site visités et enregistrés.
Quatrième phase, improvisation publique, (dé)concertante, performative, électroacoustique, à partir des les sons et ambiances captés sur le terrain. Ceci à l’aide de différents logiciels libres, détournés de leurs fonctions initiales, c’est comme cela que je les adore, assemblés comme une boite à outils modulable, pour fabriquer du paysage sonore sans filets.
Cinquième phase, trace/mémoire audio, cartographique et géolocalisées sur internet.
Projet contextuel dont la trame est susceptible d’être adaptée en fonction des lieux et cadres d’accueil.
De villes en montagnes, au fil des fleuves et ruisseaux, je marche, arpente, déambule, flâne, erre… Et en tous cas j’écoute, entend, ois, perçois, selon les envies, rencontres et projets…
Et pendant ce temps-là, se fabriquent des paysages à portée d’oreille, des points d’ouïe tissant une « géosonie » aussi universelle que singulière.
Construisons en bonne entente !
@ photo « Ouvrez les feuilles, un bruissement végétal… PAS – Parcours Audio Sensible avec un CEGEP de Drummondville (Québec). Une rencontre au Québec supervisée par le groupe URAV de l’UQTR (Université de Trois rivières), CRANE lab (France), le centre culturel GRAVE de Victoriaville. « Art, éthique, régénération » (2016) »
« … Allez dans les forêts, allez dans les vallées ; Faites-vous un concert de notes isolées ! Cherchez dans la nature, étalée à vos yeux, Soit que l’hiver l’attriste ou que l’été l’égaie, Le mot mystérieux que chaque voix bégaie. Écoutez ce que dit la foudre dans les cieux ! Enivrez-vous de tout ! enivrez-vous, poètes, Des gazons, des ruisseaux, des feuilles inquiètes, Du voyageur de nuit dont on entend la voix ; De ces premières fleurs dont février s’étonne ; Des eaux, de l’air, des prés, et du bruit monotone Que font les chariots qui passent dans les bois. Contemplez du matin la pureté divine, Quand la brume en flocons inonde la ravine ; Quand le soleil, que cache à demi la forêt, Montrant sur l’horizon sa rondeur échancrée, Grandit comme ferait la coupole dorée D’un palais d’orient dont on approcherait ! Enivrez-vous du soir ! à cette heure où, dans l’ombre, Le paysage obscur, plein de formes sans nombre, S’efface, des chemins et des fleuves rayé ; Quand le mont, dont la tête à l’horizon s’élève, Semble un géant couché qui regarde et qui rêve, Sur son coude appuyé ! Si vous avez en vous, vivantes et pressées, Un monde intérieur d’images, de pensées, De sentiments, d’amour, d’ardente passion, Pour féconder ce monde, échangez-le sans cesse Avec l’autre univers visible qui vous presse ! Mêlez toute votre âme à la création ! Car, ô poètes saints, l’art est le son sublime, Simple, divers, profond, mystérieux, intime, Fugitif comme l’eau qu’un rien fait dévier, Redit par un écho dans toute créature, Que sous vos doigts puissants exhale la nature, Cet immense clavier !
Victor Hugo, « Pan » (extrait)
Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Les feuilles d’automne (1831).
Desartsonnants, aka Gilles Malatray est une structure culturelle autonome, indépendante, non subventionnée. Si vous appréciez son travail, pour l’aider, plusieurs solutions :
Après avoir expérimenté dans les murs et hors-le-murs d’un collège saint-priod, des balades écoute, captations, montages, conversations… nous voici, pour clore le projet, en studio de radio.
Cette conversation radiophonique, à Radio Pluriel de Saint-Priest, qui nous a accueilli dans ses studios, fait suite à un projet de création sonore audio paysagère. Plusieurs professeur(e)s s’y sont associés.
Merci à Aurélie Martinaud, enseignante en arts plastiques, d’avoir impulsé ce projet, à l’équipe et aux professeurs du Collège Gérard Philippe, de l’avoir accueilli, aux élèves d’avoir joué le jeu, et à Radio Pluriel de nous avoir donner audience pour présenter notre travail.
Penser, construire et rendre (plus) vivable un paysage par et pour les oreilles, passe par une hybridation multiple, décloisonnée, une action indisciplinée.
Acoustique, bioacoustique, éco-acoustique, création sonore et musicale, santé, éducation, aménagement du territoire, politique et droit culturel, philosophie, sociologie, anthropologie, arts vivants, arts plastiques et performatifs, danse, géographie, fabrication de communs, écologie/écosophie, histoire, littérature et poésie, sciences de la nature… il nous faut non seulement convoquer une approche multi-sensorielle, mais plus encore, une recherche-action transdisciplinaire.
Dans un monde complexe, il est plus important que jamais de brasser, frotter, hybrider des connaissances, savoir-faire, passions, engagements, pour entendre par le grand bout de l’oreillette, et agir en (presque) toute connaissance de cause.
Un PAS, une marche d’écoute, ne sont pas une fin en soi, sinon ils risquent fort de rester à l’état d’une animation somme toute superficielle, même si l’expérience est agréable à vivre. Que ces parcours d’écoute s’inscrivent dans un temps court ou au sein d’une résidence d’écriture plus conséquente, ils doivent, pour moi, contribuer à creuser quelques questionnements, selon les lieux et les contextes. Il me faut pour cela, via ces outils et écritures de terrain, alimenter une recherche autour d’une écoute écosophique, comme une bâtisseuse, fondatrice et agitatrice de paysages sonores vivants, partagés.
Parmi les problématiques, citons-en quelques unes sans chercher à les hiérarchiser, ni à les détailler ici : L’approche esthétique d’un paysage sonore, la recherche du plaisir d’écouter ensemble, du geste sensible pour faire émerger de nouveaux territoires auriculaires, les construire et à les vivre collectivement.
La recherche d’un ralentissement, d’une décélération, d’une économie de moyens en mode mobilité douce.
Le repérage, l’inventaire, la préservation et/ou l’aménagement de zones calmes, apaisées, comme des oasis acoustiques protégés.
La mise en écoute de scènes acoustiques favorisant des postures bienveillantes, avant tout relationnelles et humanistes.
L’approche écologique, voire écosophique, montrant les richesses et les fragilités des écosystèmes.
L’urgence qu’il y a de cohabiter sereinement dans nos espaces communs, urbains ou non, avec tous leurs résidents, quels qu’ils soient.
L’obligation pressante de porter attention à nos milieux de vie, et d’en prendre soin .
L’importance d’une approche sociétale, avec l’écoute comme une façon de mieux s’entendre, communiquer, construire collectivement…
Le fait entreprendre des réflexions, des aménagements où le sensible et les techniques, technologies, sciences, sont convoqués dans une approche indisciplinaire féconde.
Certes je le redis souvent, et j’aime à le répéter, marcher en portant notre attention, notre écoute sur le monde ambiant, nous ouvre de multiples perspectives, des champs d’action que j’espère innovants et à portée d’oreille. Cogitons et pratiquons ceci pour que nous puissions, modestement, à l’échelle de nos écoutes, de nos échanges, vivre de la façon la plus apaisée et respectueuse que possible, dans un monde aussi incertain que turbulent.
Des grenouilles amplepuisiennes, des eaux du Sobant et de la Loue (25), et des corneilles de la Saline Royale d’Arc-et-Senans. Ça coasse, graille et ruisselle. Top’eaulogie sonore improbable, entre Rhône et Doubs.
Je propose de faire entendre l’environnement, les écosystèmes, d’écouter et mieux comprendre par l’oreille, nos milieux de vie, leurs beautés, leurs fragilités, ressources, paupérisations, saturations… Écouter l’eau, la forêt, la ville, ses périphéries, en marchant, faire paysage. Installer l’écoute, la lenteur, le silence, par des marches écoutantes collectives, des rencontres, débats citoyens situés, conférences, musiques des lieux, repérages, cartographie et inaugurations de points d’ouïe… Co-construire une écosophie sonore attentive, des pédagogies indisciplinées…
Si l’oreille vous en dit, Gilles Malatray Paysagiste sonore Promeneur écoutant Installateur d’écoutes partagées
Chaque jour un banc différent Adossé à une grande berne Dans un jardin d’eau, ou zen, ou boisé Dans un lieu très passager, pour échanger des bonjours, voire discuter un brin Dans une allée isolée, en solo avec les corneilles graillantes et quelques insectes tenaces Vers la gabelle ancienne, mal-aimée La salle des commis, aussi mal aimés en administrateurs zélés En leurs temps Au centre des écuries du maitre Sous un trio de châtaigniers séculaires Dans un espace animé, à une heure animée Ou un espace presque silence lorsque le site s’est vidé de ces visiteurs A tombée de nuit, abrité d’une pluie qui a pris l’habitude, depuis quelques mois, de me suivre partout, en s’égouttant sans scrupules Une eau tenace et qui s’entend C’est vrai qu’ici, elle, l’eau, quittait le gemme pour donner du salant Dans une démesure architecturale entre néoclassique et post baroque Ponctuée de bancs, beaucoup plus récents Lieu magnétique, qui m’attire toujours, toujours depuis longtemps Et où je reviens comme en retraite ponctuelle, ressourçante, donner du sel à mon histoire Des passages dedans-dehors, hors les murs de l’enceinte En route vers la Loue furieuse et la forêt de Chaux Immensité feuillue où il ne fait pas bon perdre ses repères Et retour en Saline, vers un banc accueillant Et retrouver les sons de la porte monumentale claquante Des valises qui peinent et raclent sur les allées gravillonnées Attendre que tout s’éteigne, entre chien et loups (et Loue voisine) A la veille d’un solstice qui nous semble trop précoce, entre deux pluies battantes Les impressionnistes ont gavé les paysages alentours de fleurs, d’arbres et d’eau, jusqu’à saturation Et l’Absinthe y est née, comme une verte eau tonique Je tricote toutes ces histoires et des sons De banc en banc Dans un cercle où je sens rayonner milles tonicités, comme des nœuds telluriques, que l’histoire des lieux aurait renforcé Dans une salinité mouillée d’utopies dissoutes. Les bancs sont mes bureaux multiples, d’un moment hors-les-murs Mes lieux d’observation, d’écoute et de mots griffonnés Lieux de chroniques saunières soniques, épicées de sels régénérants.
Venu en Franche-Comté pour écouter ausculter l’eau, les jardins tiennent une place importante dans ce parcours, en me rappelant une de mes premières études d’horticulteur paysagiste, qui au final m’ont amené vers les paysages sonores. Le plaisir multisensoriel du jardin ne m’a jamais quitté, la traversée de lieux sonifères où eau, végétaux et faune, si on leur laisse des espaces ad hoc, peuvent joliment cohabiter.
Sur le festivalBack To The Trees, j’ai l’immense plaisir d’intervenir dans une causerie forestière, sur la thématiques de « jardins secrets », en compagnie du paysagiste écrivain Marco Martella, immense conteur engagé pour la cause des jardins, et aussi Marc Namblard, audionaturaliste chevronné et Marylou, une artiste sonore qui fabrique des bestioles soniques. Riches échanges publics sur nos jardins secrets, ou presque…
Le lendemain, débarquant à la Saline Royale d’Arc-et-Senans, je retrouve, de façon impromptue, Gilles Clément, dont le travail sur le tiers-paysage me fascine depuis longtemps. Cette même Saline organise chaque année un superbe festival des jardins, avec des élèves d’écoles du paysage. Les jardins thématiques en périphérie de ce lieu magiques nous font voyager dans une belle rêverie végétale, minérale… L’immense cercle, extension de la Saline pour montrer le rond initial imaginé par Claude Nicolas Ledoux fait lui aussi la part belle aux jardins dans tous leurs états.` Ces biotopes accueillent moult animaux qui chantent, piaillent, graillent, sifflent, stridulent… L’oreille comblée !
Et, pour finir avec un tissage d’histoires jardinières, je décide de revoir, hier soir sur ARTE, le magnifique et bouleversant film de Vittorio de Sica « Le jardin des Finzi-Contini ». Ce jardin, dernier refuge avant l’immense catastrophe fascisme italienne, est un espace-héros crépusculaire ou des fin de règnes, d’amours, de vie, se tissent avant que de disparaitre, engloutis par une machine politique d’une violence implacable. On ferait bien de revoir ce film aujourd’hui, pour réfléchir à quel point nos sociétés sont plus que jamais menacées par la montée d’extrêmes Oh combien dangereuses.
Voila comment, en quelques journées, les jardins racontent des récits croisés, des plus apaisants aux plus angoissants.
Bassins versants, l’oreille fluante se coule encore dans des paysages liquides multiples. Une façon de les réécrire au fil de l’eau et des déambulations riveraines. Après Lyon, le Sud-ouest, la région grenobloise, le Hainaut Belge, mes oreilles se rafraichissent, dans tous les sens du terme, en Franche-Comté.
Tout d’abord, un arrêt au Bois d’Ambre, à Saint-Vit (25), pour le superbe festival forestier Back To The trees. Une édition riche, même si occasionnellement humide et très boueuse ! Desartsonnants installe un « Goutte à goutte », de circonstance, au bord du ruisseau du Sobant, qui est cette année tellement gonflé qu’il gronde et déborde joyeusement dans les bois et chemins, les rendant parfois sportifs à emprunter. Quelques prises de sons gargouillantes et hydrophoniques au passage d’un pont pris d’assaut par les flots qui s’y cognent bruyamment. Assurément le paysage au fil de l’eau est ces temps-ci d’une verticalité pluviale aussi dynamique que récurrente, et l’oreille s’en réjouit.
Le sel de l’écoute S’ensuit l’entame d’un séjour résidence artistique d’écriture sonore, et ans doute textuelle, à la Saline Royale d’Arc-et-Senans, ce lieu que j’aime tant, et ai déjà exploré à différentes reprises, niché dans les collines et forêts franc-comtoises. Sitôt arrivé, une rencontre surprise, inopinée, avec le paysagiste, écrivain Gilles Clément, au détour d’une allée ! Petite conversation autour des nouveaux jardins de la Saline (le cercle immense), concoctés avec des écoles de paysages et d’horticulture, et du bruit feutré de la faux traçant des allées au travers la grande pelouse centrale. Toujours un immense plaisir de rencontrer au débotté ce grand penseur d’espaces- tiers- paysages, débordant d’énergie, de créativité, et d’humanité !
Je m’assois sur un banc de bois adossé à la grande berne est, dans un espace visuel embrassant la partie du demi-cercle « historique » de cette architecture utopique. Il me faut prendre le temps de réinvestir ce lieu gigantesque, aux étranges motifs architecturaux néo-classiques, les formes de fausses concrétions salines dégoulinant des murs colossaux, entre grotte et fabrique archaïque. L’espace acoustique de la Saline est toujours magnifique, avec ses micros échos et réverbérations, dus a la disposition des bâtiments se faisant face en arc-de-cercle. L’autre extension paysagère récente, fermant le grand cercle initialement prévu par Claude-Nicolas Ledoux, me reste à découvrir au-delà du mur d’enceinte. Une semaine à venir pour me replonger avec délectation, dans et hors-les-murs, et surtout vagabonder oreilles tendues et micros en main vers et la Loue voisine. Ne doutons pas qu’elle aussi déborde littéralement d’activité fluante.
Se (re)connecter au monde, au vivant, au vent, à la lumière, aux sons, par le corps tout entier… Se ressourcer aux chants de la Terre.
Entendre les dialogues tissés, entrelacées, entre les éléments ambiants et les cohabitants terrestres, maritimes, aériens, nous y compris.
S’extraire de la fureur et de la vitesse, ralentir pour mieux partager.
Alerter sur les excès, les emprises délétères, les surenchères dominantes…
Porter attention, prendre soin de l’état (acoustique) des lieux, prendre conscience des paupérisations, saturations, emballements frénétiques, y résister collectivement…
Penser la ville, ses périphéries, la campagne, les sites naturels, comme des milieux sonores équilibrés, diversifiés, fragiles, à l’échelle de paysages vivables et partagés par tous. Des communs auriculaires.
Construire et préserver des havres de paix, des espaces d’écoute partagées, des cheminements apaisés, des proximités bienveillantes, rassemblantes, accueillantes…
Tenter de faire émerger des parcelles d’utopies réalisables, où il fait bon s’entendre !
Lorsque j’ai démarré le projet « Bassins versants l’oreille fluante », le champs lexical tout droit venu des terres aquatiques m’a sauté à l’oreille.
Je me suis senti submergé de joie, et aussi de travail. J’ai pensé et agi en amont et en aval, tout en dérivant parfois. J’ai été abordé, parfois accosté. J’ai tenté de ne pas trop avoir la tête sous l’eau, d’émerger, de. ne pas avoir trop de flottement dans les idées. J’ai du trouver des points d’ancrages solides. Je suis parti parfois à la dérive. Je me suis fait embarquer dans de drôles d’histoires. Et j’ai débarqué sans trop comprendre. J’ai tenté d’avoir des projets au long cours. Je me suis calé sur le bon canal. Je me suis battu contre vents et marées. J’ai pêché des informations ici et là. Dans des situations difficiles, j’ai été repêché. J’ai fait escale dans des lieux en vogue. Je suis arrivé à bon port, ou pas. J’ai tenté de ne pas me noyer dans les informations. Pour l’instant, peu de choses sont tombées à l’eau. J’ai évité bien des écueils, et me suis échoué sur d’autres. J’ai navigué en père peinard. J’ai ouvert la réunion par un brise-glace. J’ai tout liquidé, et largué les amarres. J’ai connu des figures de proues. J’ai été à fond de câle. Je suis resté sur le quai. J’ai tourné à sec, puis ai jeté l’ancre. J’ai mis les voiles, ou ai pris le large. J’ai souvent été sur le pont. Je me suis fait mener en bateau. J’ai et le vent en poupe. J’ai fait avec les moyens du bord. J’ai choisi un bon navigateurs internet. J’ai été au creux de la vague, dans une mauvaise passe. Je suis resté au milieu du gué. J’ai veillé au grain, pour ne pas être un marin d’eau douce, plutôt un vieux loup de mer. Mon site a été piraté. J’ai eu de grosses avaries. J’ai navigué entre deux eaux, parfois en eaux troubles Je suis resté à flot, écoute au goute à goutte. J’ai mis le cap sur de nouvelles terres. J’ai évoté de faire trop de vague, pourtant, ce n’est pas la mer à boire. J’ai agi à contre-courant, navigué en eaux troubles. C’est la goutte qui à fait déborder le (la) vase. J’ai viré de bord. Je suis passé au large. J’ai navigué à vue, et à l’ouïe. J’ai eu une démarche chaloupée. J’ai été toutes voiles dehors. J’ai été inondé de bonheur, et de doutes. Et vogue le navire. J’ai fait des rencontres où la parole a coulé à flots. Connu de belles personnes intarissables La vie n’est pas un long fleuve tranquille Je dit bon vent à toutes et à tous !
Projet « Bassins versants, l’oreille fluante » Mai 2024 Grenoble
L’espace sonore, celui que l’on appelle parfois environnement ou paysage, même si ces dénominations relèvent de réalités sensiblement différentes, est un tissu complexe d’imbrications et d’entrelacements spatio-temporelles. Nœuds, tissages, brisures, complexité, croisements, tout un champ sémantique appelant des pensées, actions et lectures où se tissent autant d’ouvertures que d’incertitudes inhérentes.
L’univers audible est peuplé d’interdépendances, de causalités parfois fugitives, inextricables, souvent difficiles à saisir dans leurs capacités à se transformer, apparaitre et disparaitre rapidement, furtivement, ou violemment.
Une forêt mise en écoute, en écoute consciente, active, profonde, est un exercice qui nous donne à lire un univers sonore complexe, où le végétal, l’animal, l’eau, le vent, l’humain, ses machineries comprises, cohabitent dans une partition qui s’écrit au fil du temps. Parfois se développent des ambiances plutôt ténues, ou au contraire d’une grande densité, en passant par toutes les phases intermédiaires. Un paysage d’accumulations et d’hétérotopies foucaldiennes.
Certaines sonorités se font recouvrantes, le passage d’un avion, d’un quad, masquant tout ou partie d’autres sons, devenant pour un instant hégémonique, envahissant, comme un surplus saturant. Un bruit, une nuisance, voire une pollution en quelque sorte.
À d’autre endroits, ou moments, l’équilibre entre des chants d’oiseaux et celui d’un ruisseau, le vent dans les branchages et le tintement orchestré des clarines de vaches au loin, nous permet de distinguer, voire déterminer, localiser, toutes les sources, y compris les plus mobiles.
Cet équilibre reste souvent fragile, dans un monde où la mécanisation, le mouvement, la vitesse, marquent Le désir humain de s’approprier, si ce n’est de maîtriser ses milieux de vie, avec les conséquences que nous connaissons et mesurons aujourd’hui.
L’approche d’espaces auriculaires nous aident à lire le monde dans (presque) tous ses états, parfois apaisées, et donc apaisants, comme dans ses situations de crises, chaotiques, où les dérèglements climatiques se font entendre, tout comme le bruit des armes. L’oreille saisit, ou subit alors, le chaos, dont nous sommes, nous humains, pas toujours étrangers, voire même souvent entièrement responsables.
Entendre cela, c’est une invitation à écouter dans toute la complexité des ambiances sonores révélatrices.
Œuvrons pour avoir une oreille et une pensée qui saisissent, ou tentent de le faire du mieux que possible, la polyphonie du monde, la diversité de ses voix, avec ses assonances, ses harmonies et ses dissonances.
Au-delà de la métaphore musicale, qui pourrait convier une oreille, en tous cas occidentale, à une notion de plaisir ou de déplaisir, de bien-être, de jouissance, tout comme à des situations stressantes, anxiogènes, à la limite du soutenable, se joue et se déjoue une immense fresque sonore aux entrelacs complexes.
Tenter de les comprendre, de les dénouer, nous poussent à les envisager sous différents jours, différentes approches, scientifiques, sensibles, où l’étude naturaliste côtoiera l’acoustique, les sciences humaines, l’aménagement du territoire, les arts, les sciences de l’éducation, l’action politique, et plus encore si affinités.
Via des approches interdisciplinaires, que j’aime aussi, empruntant aux travaux de Myriam Suchet, aborder sous l’angle de l’indisciplinarité, le chantier de décryptage s’annonce aussi ardu que passionnant.
N’étant forcément pas capable d’apporter des réponses crédibles et a minima fiables dans tous les domaines, tant s’en faut, nous pouvons néanmoins préciser quelques champs de recherches, de pratiques, par exemple dans l’exercice des recherche-action, recherche-création, permettant de frotter des expériences décloisonnantes.
De la lecture de paysages en passant par la requalification urbaine, ou la gestion d’une forêt, l’artiste sonore, via ses approches esthétiques, au sens large du terme, sensibles, poétiques, écoutantes, sera associé à un acousticien, un éco-acousticien, un paysagiste, un sociologue… Tous chercheront à mettre en place des corpus, des langages communs, des outils partagés. Cela en vue de donner une relecture, une « traduction » polyphonique d’un paysage, surtout celui du sonore.
Le mot traduction, littéralement « mené de travers », est sciemment emprunté au domaine littéraire, sémantique. Il s’agit de faire entendre à un maximum, de (re)lire, de façon accessible, un, ou plutôt milieux sonores complexes.
Les traversées indisciplinées, indisciplinaires, proposent des lectures paysagères singulières,élargies, des formes de transpositions, encore un champ sémantique du monde musical. Ces dernières nous offrent de nouvelles approches poético-scientifiques, assumons la potentialité des paradoxes, via des croisements du sensible, de l’affect, et du « démontrable », mesurable, vérifiable.
Cette, ou ces relectures traversantes, ne doivent cependant pas imposer une totale maîtrise des espaces, par des normes ou cadres hyper figés, et au final paupérisants. Empruntons au contraire à Gilles Clément, dans sa pratique du Tiers-paysage, la notion de désemprise, de « non-agir », et à celle de Tiers-espaces d’Hugues Bazin, comme lieux de transformation sociale en mouvement.
Des espaces écoutés qui seront pensés en lieux d’ouverture plutôt que l’imposition de nouveaux carcans sociétaux, nous en vivons suffisamment ces temps-ci pour ne pas reproduire des modèles politiques ouvertement liberticides et cloisonnants.
C’est peut-être aussi, dans un monde emballé, à défaut d’être emballant, une façon de prendre du recul. Pour cela il faut aussi inclure du sensible, prendre le temps d’observer, d’écouter, convoquer des façons de ralentir, ce qui n’est pas simple dans des sociétés mondialisées, mondialisantes, où la productivité, la performance, la compétitivité règnent en maître.
Ces indisciplinarités, dans leurs polysémies, sont donc fortement marquées de process éthiques, politiques, au sens premier du terme, où une certaine philosophie de l’écoute, une écosophie sonore (Roberto Barbanti), ou écoutante, avec des approches liées à une éducation émancipatrice (Mathieu Depoil).
De même, le travail avec un groupe de recherche autour des « Rythmologies » est un creuset qui me permet, via l’approches des rythmes, cadences, flux, scansions, pulsations… de repenser le monde de l’écoute et de la marche comme une action croisant et convoquant de multiples champs.
PePaSon, collectif autour des pédagogies des paysages sonores, est une autre entrée plurisisciplinaire, pour aborder l’écoute, les paysages auriculaires et les pédagogies associées, via des ateliers de marches écoutantes, où artistes, aménageurs, pédagogues, croisent leurs expériences en collant l’oreille à même le terrain.
On ne peut pas ici, faire l’impasse sur la notion de communs. Ce qui nous relie, ce qui est mis en commun, comme des ressources partageables, ce qui est fabriqué ensemble, coconstruit, ce qui fait communauté… L’écoute est une chose, voire une cause commune, partageable, ainsi que tous les paysages sonores qu’elle, que nous construisons grâce à elle. Les droits culturels pointent ainsi, parmi les droits fondamentaux, le fait que chacun, non seulement puisse accéder à la culture, mais aussi y être acteur, ne serait-ce qu’en posant une oreille critique et impliquée sur le monde.
Tout cela constitue, pour moi et d’autres « marcheurs de travers », un vaste chantier en mouvement, au cœur des entrelacs sonores, tout aussi désarçonnant que motivant.
Gilles Malatray, aka Desartsonnants, le 12 mai 2024 à Amplepuis
Changer les perspectives, les points de vue et points d’ouïe, décaler les perceptions, se repositionner auriculairement, faire paysage à portée d’oreille.
Considérer l’espace sonore ambiant comme une installation sonore immersive, à ciel ouvert, une écoute installée qui fait œuvre par le geste même d’entendre sonner les choses, de les (ré)assembler mentalement.
Fabriquer des « musées et expositions du son » situés, sans autre dispositifs que les postures d’écoute, éphémères, nomades, évolutifs, maillant de petits ou de larges espaces. Imaginer et construire des lieux où chacun peut signer sa propre écoute. Prendre conscience de la complexité et de la fragilité des paysages sonores habités, en perpétuel chantier.
Rechercher et favoriser la sensation d’être baigné de lumières autant que d’ambiances sonores, d’odeurs et de choses palpables.
Arpenter un territoire par des marches écoutantes, expérimentées tout à la fois comme des outils de lecture et des processus créatifs.
Partager un commun audible, entendable et vivable, où le son serait d’emblée une cause entendue, esthétique, éthique, sociétale, et non seulement une nuisance, voire une pollution à combattre.,
Ces jours-ci, j’ai promené mes oreilles sur les rives de la Tardoire, belle rivière dans des écrins ripisylvestres verdoyants, au sud de la Charente et aux portes du Périgord.
Le cours d’eau charrie fort, irrigué quasi quotidiennement de vivaces averses printanières.
Il est au meilleur de sa forme, y compris à l’écoute !
Ce dévalement fluant, presque ensauvagé, me fait un bien fou.
Après, et pendant une période agitée, voire parfois compliquée, ce bain de nature ondoyante, liquide, recharge mes batteries, m’apaise, et me fait rentrer de repérages pédestres bien fourbu, mais rassasié, nourri de sonorités toniques.
Ici, la vue, l’oreille, mais aussi le nez, émoustillé d’odeurs d’herbe mouillée, de fleurs naissantes, de terres humides, offrent un univers sensible d’une incroyable richesse, entre puissance et subtilité, contrebalançant un instant la fureur des folies climatiques, sociétales et guerrières.
Les arpentages, à l’affut d’ambiances sonores aquatiques, exacerbent des sensations qui varient subtilement au détour du chemin, à la rencontre d’un bief, des roues à aubes grinçantes d’un moulin, d’un remous sur des pierres-barrières-récifs, toute une histoire fluant à portée d’oreille.
C’est une énergie rassérénante qui m’enveloppe et me porte au fil des ondes, des chemins creux et des rivages enherbés…
Un parcours aqua-sensible, qu’il me tarde de partager par une rencontre avec les habitants, des agencements sonores concertants et un PAS – Parcours Audio sensible en marche écoutante.
D’autres sons, mots, images en découleront en aval.
Penser, raconter et construire des paysages sonores, cela implique pour moi de croiser, mixer, hybrider des approches, des savoir-faire, des récits, des imaginaires, des choses tangibles et immatérielles, des affects et raisonnements… Cette posture personnelle, ébauchée, en chantier, souvent répétée, tripatouillée, ressassée, nourrit et stimule une soif de mieux comprendre et d’expérimenter des écoutes multiples. Ces dernières prennent corps, s’incarnent, en concevant une infinité de paysages sonores imbriqués, à la fois intimes et partageables. Je note ici quelques approches, sans les hiérarchiser ni les développer, comme un canevas ébauchant une sorte de protopie* potentielle.
Le paysage esthétique, l’approche artistique, une culture des sensibles, des récits fictionnels en sons, mots, images, danses, théâtres, musiques, multimédia…
L’aménagement du territoire, la qualité d’écoute, un tourisme culturel, la recherche du silence, les territoires sonores bâtis, aménagés, habités, apaisés, équilibrés…
La santé, le bien-être, le soutenable, le supportable, le soin et l’attention…
L’acoustique, la bioacoustique, l’écoacoustique, histoires de vibrations, de communications( humaines et non humaines), les signes de vie et de disparition…
Le design sensoriel, fictionnel, prospectif, sonore, l’objet et les ambiances…
L’écologie, l’écosophie, l’écoute engagée, des militances, gestes politiques, fabrique de communs…
La philosophie, l’éthique, les sagesses auriculaires, la pensée d’écoutes multiples, partagées, questionnantes, clivantes…
La marche, le mouvement, les postures, des façons d’écouter et d’être écoutant.e.s, écouté.e.s…
L’approche patrimoniale, art campanaire, mémoire des territoires, cultures orales…
Les matières à toucher, l’eau, la nuit, la forêt, les choses intimes, les aménités, les ressentis, sentiments, affects et affinités…
Je pensais, il y a peu Regagnant tardivement Ma petite et quiète ville Toutes lumières éteintes Vers un minuit sonnant Que le noir nocturne Est Oh combien sonore J’avançais prudemment Mes pas à l’aveuglette Sous un ciel très couvert Un dôme ténébreux Point de lune éclairante Je redécouvrais ainsi Un paysage en strates noircies Plus épaisses dans la nuit L’obscurité totale Immersion fascinante Et je lance l’écoute Dans cette intime noir Un presque rien nocturne Une non voyance exacerbée L’obscurité bruissante Mes pas Ma respiration Quelques nocturnes voletant Des voix, très lointaines Pas de rumeur ici De timides émergences Et c’est très beau Et j’en écoute encore En marchant lentement Puis me pose sur un muret Les sons se raréfient Prennent de l’importance Dans un espace lisible Comme un grand tableau noir Un espace acoustique habitable De mon muret d’écoute Enveloppé de profondeurs Sons inscrits dans le noir Précisant d’obscurs contours Ceux de la nuit justement Celle qui porte conseil A l’oreille noctambule J’aimerais inviter des gens Ceux et celles noctambules Mais les autres eux aussi A vivre un rituel D’un espace nocturne Juste pour écouter Juste pour faire silence Entendre les sonnances D’une nuit chuchotante Histoire enveloppante Ambiances ouatée De nature lascive Rien ne dort vraiment Dans d’infimes obscurs On perçoit moult souffles Des énergies fluantes L’invisible ruisseau Ses coulures si proches Vibrations ondulantes La vie qui bat son cours Envers et contre tout Ça ouvre des possibles A l’oreille intrépide Et à la nuit féconde.
Mars 2024, Amplepuis, écoute installée, aux alentours de minuit
Les fleuves, océans et ruisseaux ont été peints, écrits, poétisés, photographiés, chantés, dansés, mis en musique…
On peut aussi leurs donner de la voix, les faire entendre, en les écoutant traverser nos paysages à fleur de terre et de tympan, en en suivant les rives.
On peut les raviver, les garder bien présents, bien vivants, en recueillant leurs intimes bouillonnements comme leurs furieux grondements.
On peut les défendre en en faisant récit par leurs propres sons recomposés, comme par des mots associés…
Plus j’avance dans les expériences de terrain et les réflexions, plus j’éprouve la nécessité de mêler, de frotter, d’hybrider, des pratiques, des champs sociaux, des domaines de compétences, des structures agissantes, des passions et des espoirs.
Au départ, il me semblait évident que certains domaines se croisaient notamment autour du paysage sonore, en œuvrant de concert. Pour ces derniers, les champs de l’esthétique, de l’acoustique et de l’aménagement des territoires paraissaient des alliés incontournables. Sur le terrain, les collaborations entre ces champs, et qui plus est la difficulté à trouver les espaces pour agir ensemble n’étaient, et ne sont toujours pas, pas si évidentes, si faciles à mettre en place. Cependant quelques timides expérience, art-science, art-action, art-territoire, voient le jour ici et là.
Aujourd’hui, dans un monde de plus en plus complexe, frénétique, incertain, il me semble qu’il faut élargir encore les espaces de croisements, les interstices, les lieux aux possibilités hybridantes…
Je prends ici quelques exemples liés à mes activités en chantier.
Il y a quelques années, j’ai intégré un groupe de travail autour des thématiques Éducation Santé Environnement, où se retrouvent des professionnels de la santé, des activistes militants autour de projets environnementaux, écologiques, des acteurs de l’enseignement et de l’éducation populaires, des techniciens des domaines de l’air, l’eau, le bruit,… Aujourd’hui, je me rends compte, via ce réseau, à quel point le mouvement « One Heath » (une seule santé), prenant en compte les rapports entre humains, animaux, écosystèmes… présente des ouvertures vitales pour tenter de maintenir en bonne santé, à l’écoute, tout un monde en mal de rencontres, de respect, de bienveillance.
De même, mes approches, déjà anciennes, autour des PAS-Parcours audio Sensibles, m’ amènent à marcher avec des protagonistes des mobilités douces, à l’heure où il n’est pas toujours facile de traverser une ville à pied, et même une forêt! La marche dans tous ses états, y compris écoutants, est un levier pour arpenter et se frotter collectivement à un territoire de proximité. Mettre en branle des imaginaires en mouvement par la flânerie, l’errance parfois, est une approche philosophique et éthique, situationniste, qui donne du sens à la vie.
Un autre groupe de travail autour des rythmologies me montre que, dans beaucoup de domaines, entre flux et scansions, les modes de vie, les aménagements, la climatologie, les sciences de la terre, la réflexion entre arts, territoires, sociologie, philosophie… questionnent nos rythmes de vie. On constate des phénomènes d’accélérations croissantes, chroniques, en même temps que des besoins de ralentissements, d’apaisement, le tout impactant la qualité de vie au quotidien…
Un actuel projet autour de la présence acoustique des eaux dans les territoires, pointe les aménités, comme les fragilités, voire les périls liés des eaux nourricières, et pourtant si malmenées. La question politique de la gestion, et parfois de l’appropriation des eaux , problématique hautement conflictuelle, met en garde contre des risques majeurs de plus en plus probables. Écouter les eaux courantes ou dormantes, nous montre là encore les fragiles équilibres, parfois les points de bascule irréversibles.
Le croisement régulier avec des architectes, urbanistes, paysagistes, géographes, donne des lectures transversales, indisciplinées, de territoires (acoustiques) soumis à de nombreuses évolutions, contraintes, dans des écosystèmes, ensembles urbains fort différents.
Les paysages sonores, envisagés comme des communs parmi d’autres, sont pensés et vécus à l’aune de rencontres stimulantes. Je pourrais ainsi continuer d’énoncer les espaces/temps où les échanges et expériences interdisciplinaires, malgré toute la difficulté de leurs mises en place, donnent des formes d’ouvertures dynamisantes, dans un monde parfois désespérant, qui semble s’acheminer inéluctablement vers un redoutable cul-de-sac.
L’écoute suit son cours, ou plutôt ses cours, elle m’y entraine, irrésistiblement.
Elle draine et galvanise mes envies, mes projets, mes chantiers, mes rêves, accompagne mes désillusions aussi…
Elle m’amène de nuit, dans les nocturnes urbains, forestiers, montagnards, et des ailleurs obscurs,
Elle me fait suivre les cours d’eau, entendre la voix des lacs et des rivières, des mers et des étangs, leurs forces et leurs fragilités.
Elle ausculte les interstices, les lisières du dedans/dehors, les écoutes confinées, celles des prisons, centres d’accueil, hôpitaux, des lieux aux publics empêchés. Elle est celle par qui les sons ouvrent des portes, élargissent des chambres et des cellules étroites…
Elle a toujours envie de me faire raconter ce que l’œil ne saurait dire.
Elle me saisit par l’oreille et me prend aux tripes, en auditeur conquis, et complètement accro.
La radio est pour moi un de ses univers, qui charrie mille histoires audibles, où le son est aussi chargé de sens et d’imaginaire que la plus belle littérature, image, danse…
J’ai fait de l’écoute une amie bienveillante, comme une arme absolue, pour contrecarrer la violence du monde, sans me voiler la face, ni me boucher l’oreille.
Et chaque jour, je replonge mon écoute obstinée, entêtée, dans le bouillon de la vie. Chaque jour, je me construis de nouvelles auricularités, en espérant qu’elles voyagent d’oreille en oreille, qu’elle y trouve des résonances et échos.
L’écoute suit son cours, dans un monde bruissonnant, voire parfois beaucoup plus, voire parfois beaucoup trop.
Elle me plonge dans le chaos du monde, souvent sans concessions.
Et quand elle fait défaut, le risque majeur est que le grondement s’amplifie, que la violence s’installe, qu’elle envahisse tout, m’assourdisse impuissant.
L’écoute me donne à entendre les plus belles comme les plus épouvantables choses. J’essaie de faire en sorte qu’elle désamorce un tant soit peu les secondes, à mon oreille défendante.
Paysage sonore, Soundwalking, PAS – Parcours Audio Sensible. Marche, atelier, conférence, conférence marchée, Conf’Errance… @photo Luc Gwiazdzinski – Séminaire Rythmologies (@MSH_A @ENSATlse @EPFL…) “marche écoutante” sur le campus de Grenoble
Le paysage sonore n’est pas que bruit, nuisances et pollution. Pas plus qu’il ne se conçoit par une approche essentiellement esthétique. Le paysage sonore s’inscrit dans une construction sociétale, un geste d’aménagement, un cadre offrant des qualités d’écoute habitables, vivables. Il génère et est irrigué de référents culturels territoriaux, participant à une cohérence des espaces vécus, qu’ils soient urbains, périurbains, ruraux… Prendre conscience, décrypter les ambiances auriculaires, les signaux, entendre leur capacité à raconter le territoire, comprendre leur force, aménité, fragilité, paupérisation, c’est intégrer de nouveaux outils relevant d’une écosophie paysagère agissante.
J’aborde fréquemment ces problématiques avec des étudiants, dans le cadre de cursus universitaires tels l’architecture/urbanisme/paysage, le design, la géographie, les beaux arts, la gestion de projets culturels… Mais aussi avec des professionnels, chercheurs, élus, citoyens écoutants…
J’encadre des ateliers qui croisent les approches esthétiques, écologiques/écosophiques et sociétales, via des lectures de paysages sonores, des analyses de terrain, des créations audionumériques contextualisées, des modélisations d’aménagements intégrant les ambiances auriculaires…
Je participe également à des chantiers concernant des requalifications urbaines, plans paysages, concertations, aménagements… avec des entreprises et institutions publiques et privées.
Les domaines des mobilités douces, santé, loisirs, tourisme culturel, sont également des champs où une oreille aiguisée peut devenir un atout dans une approche qualitative, sensible.
Le paysage sonore s’inscrit ainsi dans des démarches transdisciplinaires, par des réflexions et des gestes généralement inouïs, au sens premier du terme.
Si l’oreille vous en dit, je reste à votre écoute pour en discuter de vive voix.
En réfléchissant sur des orientations possibles, issues d’un séminaire autour des « Rythmologies« , je repensais à cette phrase inscrite dans un texte d’intention : Réfléchir à « l’eurythmie », « beauté harmonieuse résultant d’un agencement heureux et équilibré, de lignes, de formes, de gestes ou de sons » définition CNRTL.
Mais aussi à celle-ci « … y compris pour un séminaire Rythmologies, entre flux et scansions, arts, sciences et philosophie… »
Construire des formes esthétiquement, socialement, éthiquement, équilibrées, notamment via des gestes et des sons. Des gestes liés au monde sonore, des gestes d’écoute, par lesquels les constructions s’amorceront à mon échelle, via des recherches et expérimentations d’un paysagiste sonore, musicien et promeneur écoutant.
Mettre une oreille exercée, aguerrie à l’écoute, au service d’un projet tissé d’interdisciplinarités, est un chantier stimulant.
Arpenter les territoires, les ausculter, en convoquant des approches croisées, des méthodes et processus décloisonnés, c’est faire du terrain, de l’in situ, un laboratoire à l’épreuve du pragmatisme in discipliné.
J’ai déjà, dans un précédent article, tenter de lister quelques axes de l’indisciplinaire, liés au(x) geste(s) d’écoute(s) et à l’action de marches écoutantes, aux expériences de terrain.
Ils me sont apparus comme évidents. J’en rappellerai ici quelques uns :
Artistique, esthétique, capturer, écrire, composer, installer, diffuser, donner à entendre des paysages sonores inouïs, inspirants, apaisés
Sociabilités, bien s’entendre, mieux s’entendre, développer une écoute participative, humaniste et relationnelle, des paysages sonores Dedans/dehors avec des publics empêchés, des liens entre les écoutants et leurs éc(h)osystèmes
Pédagogie, transmettre, militer et réfléchir, par des conférences, ateliers, formations, tables rondes, groupes de travail
Mobilités douces, marcher collectivement sur des sentiers d’écoute urbains, périurbains, campagnards et ailleurs, écrire et tracer des parcours auriculaires sensibles, partagés, accessibles à tous
Tourisme culturel, valoriser les cultures auriculaires de proximité, les paysages sonores et points d’ouïe remarquables, patrimoniaux, une culture de la belle écoute paysagère. Préserver des territoires d’un tourisme de masse .
Urbanisme, aménagement du territoire, construire et aménager avec les sons, architectures sonores, une géographie sensible et des ambiances acoustiques
Droits, réglementation et législation, s’inscrire dans le principe des droits culturels, combiner approches législatives, réglementaires et approches qualitatives, sensibles
Temporalités, rythmicités, jouer des alternances jour/nuit, du rythme des saisons, des activités périodiques, événementielles, récurrentes, ponctuelles, des continuum et cassures, flux, fondues et scansions
Économie, conjuguer différentes formes d’ économies, tant financières que dans la sobriété et l’intelligence des moyens et dispositifs mis en place
Écritures plurielles, faire trace et élaborer des outils via des carnets d’écoute, des approches transmédiales, documents descriptifs, témoignages, médiation, préconisations
Recherche, travailler sur des ambiances urbaines, ou non, la rythmologie, les arts sonores environnementaux, des pédagogies innovantes, la mémoire et le patrimoine sonores, les sociabilités auriculaires, les croisements quantitatifs/qualitatifs, normatifs/sensibles…
Pluridisciplinarité, indisciplinarité, développer des Sound Studies, les projets arts/sciences, arts/action/création, penser les territoires via une culture sonore à la fois commune et singulière, faire se rencontrer différents champs de recherches appliquées, de recherches action
Hybridation, favoriser le croisement de toutes ces approches, le tissage de pratiques, des connaissances, des pensées et savoir-faire…
Ces approches, ces axes, n’étant bien évidemment pas exhaustifs, ni hiérarchisés en termes de de priorité ou d’efficacité. Nombre d’autres eux peuvent se dessiner, s’expérimenter, s’affiner, au fil des écoutes, de leurs formats, objectifs, dispositifs, mobilités, contextes, rythmes et temporalités…
Pour revenir à une recherche eurythmique, qui porte en elle un désir d’équilibre, de stabilité, de beauté, d’harmonie, en réponse à un monde incertain et parfois anxiogène, je remets en question le statut-même de l’écoute, de la marche écoutante, comme des façons d’être connecté et réactif au monde, aux territoires (co)habités.
L’eurythmie, comme la protopie*, sont des réponses plus positives que celles des utopies ou des dystopies, face à des situations si complexes, qu’elles en sont parfois démotivantes.
Devant ces complexités inquiétantes, il nous faut croiser les savoir-faire, les compétences, les idéaux peut-être, pour ne pas se sentir trop isolé, impuissant, une forme de résistance à construire et consolider sur le terrain.
Marcher, écouter, prendre le temps de faire, dépasse la rêverie d’un Eden potentiel, d’un âge d’or à retrouver, c’est prendre la mesure d’enjeux vitaux, avec leurs possibles comme leurs limites, leurs aménités et leurs difficultés.
Je prendrai ici un exemple pour moi d’actualité. Je m’appuierai ici sur le fait d’écouter le flux et les tourbillons d’un fleuve ou d’un ru, qui me questionne autant sur des équilibres esthétiques, nourriciers, que sur une mémoire toujours en chantier, une existence fragile, frottée à des accélérations de tous bords. Croiser sur ces cheminements aquatiques, liquides, mouvants, des hydrologues, navigateurs, pêcheurs, marcheurs écoutants, riverains, poètes, danseurs… c’est penser une eurythmie portant attention et soin à des territoires fragiles, à des habitants et passants de tous genres.
L’approche rythmologique indisciplinée, eurythmique, autant que faire ce peut, n’apporte pas de réponses parfaites, pas de solutions clé en main. Cependant, elle permet de mutualiser des compétences, affinités, voire militances. Voyons là des projets partagés, qui se renforceront en se frottant les uns aux autres, aux réalités du terrain, comme à celles de l’imaginaire collectif.
Poser une oreille curieuse et impliquée sur le monde, sur nos lieux de vie, pour construire de nouveaux espaces d’écoute(s), découvrir les points d’ouïe singuliers, développer les interconnections et sociabilités auriculaires, c’est avant tout travailler sur les transdisciplinarités, voire indisciplinarités de nos territoires, y compris auditifs.
Les arts sonores, aux croisements de multiples genres et pratiques, musiques et sons, installations plastiques multimédia, arts-performances, univers numériques et mondes virtuels… nous ont appris à poser de nouvelles écoutes, fabriquant des espaces-temps inouïs, où la notion de paysage (sonore) prend toute sa place. Les postures d’écoute, l’immersion (physique, mentale, technologique…), les processus nomades, les matériaux sonores in situ, les récits croisant différents dispositifs et mises en situation, font que les arts sonores sont aujourd’hui des moyens de paysager des espaces de sociabilité écoutante inédits, pour ne pas dire inouïs. Entre festivals, centres culturels, régulièrement, si ce n’est principalement hors-les-murs, les créations, des plus Hi-Tech aux plus sobres, se frottent aux villes, forêts, espaces aquatiques, architecturaux… pour jouer avec des acoustiques révélées, parfois chahutées, ou magnifiées. Nous (re)découvrons des lieux mille fois traversés, par des formes d’arpentages sensibles, où le corps entier se fait écoutant, résonnant, plongé dans des espaces sonores à la fois familiers et dépaysants. L’écologie, si ce n’est l’écosophie se croisent activement, partagent leurs utopies, dystopies, protopies, et autres récits en construction, au niveau des territoires écoutés, et des arpenteurs écoutants.
L’ aménagement du territoire, avec l’urbanisation, la gestion des espaces ruraux, « naturels », les contraintes économiques, sociales, écologiques, les bassins d’activités et les populations y résidant, y travaillant… sont questionnés par de nouvelles pratiques auriculaires, évoquées précédemment. Aux lectures de paysages, plans d’urbanisation, projets architecturaux, approches de tourismes culturels raisonnés… le croisement, les hybridations arts./cultures/aménagements, ont tout intérêt à être pensés et mis en œuvre en amont de projets territoriaux. Les parcours sonores, créations issues de field recording (enregistrements sonores de terrain) et autres formes hybrides, invitent à (re)penser des espaces où le son n’est pas que nuisance, ni objets esthétiques hors-sol. Il participe à une façon de travailler les contraintes du territoire, en prenant en compte les critères quantitatifs, qualitatifs, les approches techniciennes, humaines, le normatif et le sensible…
Le politique, le chercheur, l’aménageur, l’artiste, le citoyen résidant, travaillant, se divertissant… doivent se concerter pour envisager, si ce n’est mettre en place des actions en vue de préserver et d ‘aménager des espaces vivables, habitables, en toute bonne entente. Zones calmes et ilots de fraicheur conjugués, mobilités douce, espaces apaisés et conviviaux, pensés via des offres culturelles et artistiques, au sein de projets de construction, de réhabilitation, sont autant d’outils et de créations prometteurs. Certes, ces approches ne résoudront pas tous les problèmes, mais ils contribueront à créer des endroits où mieux vivre, mieux s’entendre, mieux échanger, en résistance à toutes les tensions sociétales, climatiques, politiques, environnementales…
Aujourd’hui, j’ai la chance de participer à des projets, certes encore marginaux, où le son, l’écoute, sont considérés comme des éléments à prendre en compte pour le mieux-vivre, où une « belle écoute » est convoquée comme une forme de commun auriculaire partageable. Entre les arts du son, du temps et de l’espace, ma pratique d’écoutant paysagiste sonore, et les gestes d’aménageurs, des espaces de croisements sont possibles, si ce n’est nécessaires, et ce malgré toutes les contraintes administratives, économiques, politiques…
Il nous faut encore et toujours provoquer les rencontres indisciplinées, installer des débats, mettre en commun les réflexions et savoir-faire de chacun, que ce soit sur un événement artistique, projet culturel, concertation autour d’aménagements urbains, ou milieux ruraux…
Il nous faut encore penser et construire ensemble, artistes, aménageurs, résidents… des aménités auriculaires, des poches de résistances apaisées, des oasis sensoriels, des espaces reliants, y compris par l’oreille.
Un PAS – Parcours Audio Sensible avec un master FLE (Français Langues Étrangères » et un programme ALISE (Arts Littérature Images Scène Espace).
Nous commençons par une belle cour intérieure de l’Université Lyon 2, Campus des berges du Rhône, où les voix , les rires, le vent dans une haie de lauriers, le claquement d’une affiche à demie décollée, animent joliment un espace réverbérant à souhait. La courette est entourée de passages couverts, arborée en son centre, et ressemble fort à un cloître, acoustique comprise.
Un deuxième spot auriculaire se présente comme une sorte de sas intérieur, lieu fermé, minéral, sombre, d’où partent plusieurs escaliers, avec une porte donnant sur l’extérieur. Des voix résonnent au loin, quelque part dans les étages supérieurs du bâtiment.
Un étudiant traverse l’espace, ouvre la porte vers l’extérieur, ce qui nous fait entendre la rue avoisinante, ses tramways… Transition acoustique dedans/dehors. La porte se referme très très lentement, opérant un fondu sonore du plus bel effet, un étouffement , descrescendo progressif, avant que la scène soit close par un claquement résonnant. Un instant très audio-cinétique que l’on aurait pu composer. Nous concluons notre écoute par quelques bribes de chant diphonique, histoire de révéler un peu plus encore l’acoustique réverbérée, et de faire sonner ce beau lieu intime.
Nous sortons de l’enceinte de la fac. Des tramways, des étudiants, des usagers de l’hôpital voisin, la rue est animée. Nous la traversons pour nous diriger vers le Rhône et descendons sur les bas-quais. Le vent souffle fort et le ciel est d’un noir qui présage une pluie imminente.
Une traversée de quelques centaines de mètres, entre deux ponts, routier et SNCF, nous permet de nous plonger l’oreille dans les paysages aquatiques fluviaux. Et aujourd’hui, ils sont particulièrement riches et singuliers !
Peu, voire pas de touristes et autres festoyeurs coutumiers des lieux sont présents à cette époque de l’année, la pluie se faisant menaçante de surcroît.
Néanmoins, de nombreux joggers et joggeuses font leur exercice sportif, les rythmes de leurs courses et de leurs respirations scandent les quais de claquements et halètements.
Des vélos, trottinettes, rollers, planches à roulettes, se partagent, parfois difficilement l »espace, entre eux, et avec les piétons, personne ne respectant vraiment les couloirs sensés leurs être attribués. On entend ainsi nombre de coups de sonnettes énervées, sans compter les klaxons électriques, harangues verbales… Ambiances de cohabitations mobiles parfois pas vraiment sympathiques.
Chose agréable, la circulation, plutôt soutenue sur les quais du haut, ne s’entend quasiment pas, à quelques émergences près, protégés que nous sommes par l’effet fossé qui nous isole du flux sonore sur nos têtes.
Par contre, les quais sur la rive opposée, pourtant très éloignés de nous, le Rhône étant très large à cet endroit, ramène à nos oreilles une rumeur constante, sans doute amplifiée par l’effet miroir de l’eau, qui plus est très haute ces temps-ci.
Deux ponts servent de points d’ouïe résonnants assez spectaculaires. Nous nous arrêtons dessous. Le premier, routier, nous fait entendre de sourds claquement assortis de grondements, limite infrasonores. Le tramway entre autres, le fait joliment sonner.
Le second, ferroviaire celui-ci, et beaucoup plus ancien (1851), prolonge la gare de Perrache. Au passage d’un train, c’est un surprenant ferraillement très rythmique, qui se déroule sur nos têtes. Surtout s’il s’agit d’un long convoi de marchandises.
Et sur l’eau, de grosses péniches sont amarrées. La première est une salle de spectacle flottante qui, acoustiquement, ne présente rien de vraiment remarquable.
La seconde est un bateau de formation aux secours en mer et en fleuve. Deux assez longues passerelles métalliques permettent l’accès à son bord. Elles reposent sur des boudins plastiques roulants, pour permettre les passerelles d’accompagner les mouvements des eaux du Rhône. Et comme ce jour là, le vent est très fort, les passerelles bougent beaucoup, en émettant une série de « cris », gémissements, tout à fait surprenants. Le son que l’on ne peut manquer sur ces rives ! Grand regret pour moi, ne pas avoir un enregistreur à portée de main. Un autre jour venteux peut-être…
Une imposante péniche chargée de sable passe en ronronnant faisant entendre des remous clapotants, dits de batillage.
Pour finir cette petite description, le Rhône lui-même est agité de vagues bouillonnantes, qui le font chanter sous le vent. Il est vrai que les eaux basses de ces dernières années, surtout par temps calme, font que le fleuve, si majestueux soit-il visuellement, ne se fait quasiment pas entendre, à quelques remous et clapotis près.
Cette longue déambulation sur les rives rhodaniennes, très belle dans toute sa diversité auditive, me conforte à l’idée de faire entendre la voix des eaux, souvent noyée dans le paysage, surtout en milieu urbain. Un flux, celui de la circulation, en masque un autre, aquatique, que l’on référerait sans doute au premier.
Lorsque les beaux jours seront revenus, les rives redeviendront très animées, très festives, avec son alignement d’embarcations restaurants, salles de concert et de danse, ses terrasses et afters de fêtes »sauvages » sur les quais, parfois au grand dam des riverains.
Toujours ce difficile compromis pour les politiques urbaines de maintenir une ville animée, festive, et de ne pas se mettre à dos tous les riverains, parfois il est vrai totalement intolérants.
Cette traversée auriculaire a été une belle façon d’alimenter mon chantier d’écoute en cours, celui de « Bassins versants, l’oreille fluante »
En tous cas, le Rhône est un bien beau fleuve sonore, surtout par jour de grand vent !
A l’heure où tout le monde devrait avoir l’accès à une eau potable, nourricière, commun partageable vital, la question de sa gestion, de son partage, de sa potabilité, voire même de sa présence, peut nous faire redouter un avenir loin d’être serein. Si certains territoires craignent, à juste titre, de voir leurs terres habitables grignotées par la montée des eaux, d’autres dévastées par des crues et torrents, d’autres encore voient l’eau disparaitre petit à petit du paysage, pour laisser des terres exsangues et desséchées.
Constat peu réjouissant me direz-vous.
Mon oreille se tourne aujourd’hui naturellement vers les paysages aquatiques, des bassins versants auriculaires, un maillage de cours d’eau tout à la fois esthétiques et marqueurs écologiques dessinant des territoires fluents. Je prends un immense plaisir à suivre les rivières, fleuves et rus, à longer les rives d’un lac, d’un étang, à admirer les paysages d’une zone humide, tout en respectant son fragile biotope. Je tends l’oreille, heureux lorsque les flux se font entendre, dessinent des géographies auriculaires, et inquiet lorsque l’étiage périodique devient omniprésent sur un long terme, et fait se taire la voix des eaux. Mes oreilles, micros, récits, tentent de rendre compte de la vitalité, comme parfois de la grande fragilité des trames et points bleus. L’eau courante, force vive, sillonnant des paysages qu’elle contribue à façonner, est un marqueur qui n’est pas essentiel que par ses qualités esthétiques, tant s’en faut. Néanmoins, montrer et faire entendre les beautés visuelles et sonores des eaux ruisselantes, est une façon d’en souligner la fragilité, parfois l’état critique, et la nécessité de protéger un accès à l’eau, de lutter contre des gaspillages insensés. L’eau source de vie, véhiculant des mémoires parfois très anciennes, est un patrimoine en grand danger. Lui prêter l’oreille, attention, dépasse une posture touristique, une valorisation territoriale esthétique. Écouter l’eau, partager des approches sensibles, c’est aussi tirer des sonnettes d’alarme pour prévenir de violents conflits naissant de la disparition ou de l’appropriation inhumaine d’un bien commun vital.
Je me pose les mêmes questions, me fais les mêmes remarques, en traversant une forêt malmenée par les sécheresses consécutives, pluies acides, incendies, attaques parasitaires, monocultures, déforestations massives, où le chant des oiseaux fait place à de sinistres craquements de bois sec.
Les deux derniers week-ends, j’ai participé à l’élaboration et à l’expérimentation de mises en situation d’écoute fort différentes, et au final très intéressantes.
La première à Lyon, lors de la Semaine du son. Le samedi soir, nous avons accueilli des personnes en appartement, jauge limitée, pour écouter des pièces sonores paysagères, en discuter, imaginer quelques projets et prolongements à venir. Une petite exposition « Photographier l’écoute », autour de clichés pris lors de promenades écoutantes, s’est glissée dans le décor de nos hôtes, et a donné prétexte à l’échange autour des pratiques déambulatoires et postures d’écoute en marche, ou en point d’ouïe. Le lendemain, nous nous sommes retrouvés sur les quais de Saône pour un point d’ouïe matinal. Puis nous avons cheminé vers l’appartement, où nous attendait une violoncelliste performeuse qui a fait sonner l’espace de belle manière, par des improvisations cello/voix. Des écoutes sur le thème du dedans/dehors, des espaces acoustiques publics/privés, des ouvertures/fermetures, de quai en appartement en passant par les huit étages transitoires d’un escalier… Et toujours des échanges sur les façons d’ouïr le monde, et d’en partager des pratiques en mouvement. Une collaboration ACIRENE, PePaSon, et Desartsonnants.
La semaine suivante, avec un Tiers-Lieu amplepuisien, nous avons donné à entendre des courts témoignages enregistrés, de personnes parlant de leurs sons préférés, ou haïs, des souvenirs et ressentis, des commentaires sur le statut donné à ces sonorités… Intimité, jeux, madeleines proustiennes, de belles écoutes, souvent émouvantes, ont rythmé la soirée. Le public a lui aussi été invité à commenter, échanger, et pour finir voter pour leur son favori. Une troupe de théâtre d’improvisation a fait plusieurs interventions ponctuelles, en s’appuyant sur des thématiques issues des séries de sons écoutés (sons du quotidien, imaginaire et création, instrument, cuisine, signaux et annonces…). L’expérience de différentes mises en écoutes, média, interactions, s’est révélée très riche, et stimulante pour imaginer d’autres processus ludiques et participatifs à venir.
Une prochaine journée du son est d’ores et déjà en cogitation avec l’Atelier-Tiers-Lieu d’Amplepuis, autour du silence, printemps 2024. Outdoor, et certainement façon nocturne en forêt. A suivre…
Ces deux formes de « théâtre sonore », bien que très différentes dans leurs mises en scène et en espace, trouvent chez moi un écho stimulant pour réfléchir à des propositions qui fassent faire un pas de côté à nos oreilles. Des formats légers, souples, adaptables, qui privilégient la relation humaine, via le partage d’expériences auriculaires et les échanges en découlant.
C’est ainsi C’est ainsi que le lieu s’est asséché Que ses larmes ont tari Que son herbe a jauni C’est ainsi C’est ainsi que les oiseaux ont fui Les ondes évaporées Le désert minéral C’est ainsi C’est ainsi que le lieu s’est tu Les flots cessé de gémir Les arbres de bruisser` Les rivières de couler C’est ainsi c’est ainsi que survint le silence Les eaux empoisonnées La vie déshydratée.
De retour du Mans Sonore Colloque MMER. »Médiums, Milieux, Écoutes, Récits »
Des cosmophonies aux communs auditifs » à l’école d’art TALM, avec notamment des étudiants et enseignants en Design sonore.
Rencontres, joyeuses retrouvailles, échanges avec des chercheurs, artistes, aménageurs… Ce genre de rencontres fait toujours du bien. Du grain à moudre, une fois tout cela un poil décanté, des projets et envies de croiser des pratiques, des questions écologiques, éthiques, des urgences…
Et puis deux PAS – Parcours Audio Sensibles dans le centre ville du Mans. A guichet fermé, mais oreilles ouvertes.
Le premier un samedi soir, temps clair, superbes lumières, nuit tombante, et température très fraiche. Le deuxième un dimanche soir, mêmes horaires, temps très humide, gris, mais nettement moins frisquet.
Des propositions hors-les-murs, expérientielles, corporelles, en écho avec certains sujets abordés lors des présentations du colloque. Ne serait-que l’écoute, l’écoutant, sa place dans l’espace public, ses façons de la vivre, de l’écrire, de le partager, de le penser, de la pratiquer ensemble…
Deux ambiances très différentes, les parcours variant selon les ambiances mouvantes, les aléas du moment.
En préambule, une proposition de courtes phrase et de « mots-clés » pour introduire et alimenter le PAS en amont.
D’autres propositions du public se feront au retour. Élargissement collectif du geste d’écoute post déambulation.
Et au final, rien d’extraordinaire dans les ambiances rencontrées, traversées, écoutées.. De l’infra-ordinaire aurait dit Pérec. Et c’est pourtant là, hors du grand spectacle, que la magie opère. C’est à ces endroits du quotidien revisité que les sons dessinent des architectures urbaines parfois surprenantes, esquissent des récits, fabriquent du commun. Des expériences singulières parce que le groupe, son silence installé, sa lenteur, ses arrêts-points d’ouïe ponctuant la marche, sa façon de venir perturber l’espace public, par sa présence silencieuse, de places en parkings souterrains, tout cela prend la forme d’un étrange rituel dépaysant. L’occupation d’un escalier très étroit, descendant à un parking souterrain, réverbérant à souhait, filtrant les bruits de la rue, par une trentaine de personnes silencieuses et immobiles a de quoi à surprendre, voire inquiéter. Les usagers du parking étant obligés de se faufiler dans une haie humaine, aux allures statufiées. On s’excuse, hésite à rebrousser chemin, rit, questionne, regarde avec inquiétude, amusement… L’espace est perturbé, ses passants aussi, des participants-même du PAS, par la petite performance auditive, mettant le corps en jeu, jeu de l’ouïe, en ce lieu habituellement peu enclin à accueillir une scène d’écoute, fût-elle éphémère et improvisée.
Se dépayser en écoutant sa propre ville (autrement), en partageant une expérience a priori simple, quasi minimale, sans rajouter d’effets tape-à-l’oreille, est une façon de réécrire une tranche de ville à portée de typan. Une façon aussi de privilégier des échanges spontanés, de faire groupe en étant écoutants, à la fois contemplatifs et actifs, selon les moments.
Chaque PAS est unique, et non reproductible à l’identique. Il vient s’ajouter à une sorte de collection audio-kaléidoscopique en chantier. Il dessine une cartographie s’écrivant , se traçant in situ, esquisse une géographie sensorielle et sonore. La pratique et la mémoire, l’écriture et la trace de ces multiples PAS, participent ainsi à une cosmogonie auriculaire propre à chaque écoutant, mais à la construction de communs autour d’une écoute vivante et partagée.
Je remercie ici la formidable équipe d’enseignants du master Design sonore, qui m’ont invité à effectuer deux beaux workshops , dans le cadre d’un projet ARC (Ateliers de Recherche Création), plus ces dernières explorations audio-ambulantes publiques pour terminer ce cycle.
Sans oublier la belle équipe d’étudiants aussi sympas que motivés, avec lesquels nous avons passé de beaux moments d’écoute dedans/dehors !
Tout d’abord, l’oreille tâtonne, hésite, essaie, comme le doigt d’un musicien qui cherche l’endroit exact, la bonne touche sur les cordes d’un violon, pour « jouer juste ». Ici elle chercherait à écouter juste, plus avant que de juste écouter.
Il lui faut prendre ses marques, ses repères, se positionner au meilleur endroit que possible, de la façon la plus adaptée, à des moments opportuns… Trouver le Kairos Auditus.
Exercice qu’elle refera dans chaque nouveau site mis en écoute, comme le musicien, ou l’orchestre, le groupe, aura à « faire son son » par rapport à l’acoustique des lieux où il se produira.
Ses repères pris, elle pourra alors commencer à jouer, à composer avec les sons du lieu, les faire paysage(s), les agencer, mentalement ou à l’aide d’outils numériques, objets, instruments… Peut-être parfois en les marchant, en les arpentant, en sentant les agencements « naturels », accidentels, ponctuels, ou ceux que l’on pourrait écrire pour faire sonner de nouveaux espaces musicaux, acoustiques, virtuels ou physiques…
Entre flux, cadences et rythmiques, celles où le vent, la pluie, l’orage, les animaux, et le pas du marcheur, les ambiances urbaines, participeront à faire naître, reconnaître, l’oreille commencera à percevoir, et à concevoir des séquences (quasi) musicales
Le travail de paysagiste sonore est alors en marche, sur le terrain, en studio, dans des espaces de diffusion, d’installation dedans/dehors…
L’écriture, la (re)composition, dont l’oreille sera la principale artisane, maitre d’œuvre, là ou le paysagiste sonore prendra du plaisir, tant dans le geste d’écoute, que dans l’action créative qui s’en suivra, ou l’accompagnera in situ.
Le premier plaisir sera sans doute celle d’entendre, de réentendre, d’écouter le monde à sa façon. Le second naîtra du fait de partager l’expérience sonore avec des promeneurs écoutants, auditeurs, voire co-créateurs de paysages sonores en chantier.
J’aime les bords de nuit, les lisières du jour, les entre chiens et loups, les interstices glissants, fondus enchaînés de lumière et de son, moments de bascule apaisés.
L’heure où la nuit ralentit les rythmes urbains, les instants où les présences vivantes, comme celles mécaniques, s’estompent, alors que celle du ruisseau, du rossignol nocturne, émergent d’une quiétude habitée.
C’est ici que la nuance prend tout son sens, que l’échelle dynamique s’affine, du bruissement végétal, aux hululements stridents de la sirène.
De nouvelles tessitures audibles se font entendre, perceptibles, à nouveau.
C’est au creux de ses espaces apaisés que les chuchotements peuvent exister, que l’intime confidence se susurre.
Les nuits tombées font émerger des oasis auriculaires reposants, où se purge l’oreille de trop-pleins audio-urbaniques.
Des moments où l’écoute se relâche, comme le marcheur fourbu, parvenu au refuge, oublie ses courbatures tenaces, après l’ascension d’une sente abrupte.
Arpenter la ville, la forêt, dans ces tombées nocturnes, s’asseoir sur un banc accueillant, procurent mille menus plaisirs où l’oreille se repaît, sans souffrir des excès, savourant une ambiance subtilement goûteuse.
L’écoute s’installe alors dans des espaces qui perdent une bonne partie de leur agressivité acoustique.
Des espaces qu’il faut certes dénicher, dans des mégalopoles saturées de lumière et de bruit, territoires agités qui ne savent plus guère ménager des estompements furtifs.
Les instants de bascule jour/nuit nous offrent des ralentissements vitaux, où nos sens retrouvent un équilibre bienfaisant.
Dans des territoires où s’affrontent une multitude de bruits invasifs, agressifs, une cité où la surenchère sonore fabrique des paysages à la limite de l’écoutable, le noctambule cherche l’aménité d’un espace-temps non écrasé par un flux tonitruant autant qu’hégémonique.
L’écoutant inassouvi quand je suis, aspire et ces points de bascule diurne/nocturne procurant des sensations relaxantes, des coupures vivifiantes, comme lorsque les grands vents tempétueux se taisent, laissant enfin le paysage respirer, libéré de la violence fracassante de bourrasques dévastatrices.
Entre le silence mortifère et la grande bataille sonique, il convient de chercher des équilibres sensoriels spatio-temporels, entre autres ceux que les espaces nocturnes et les entre-deux du couchant peuvent nous proposer.
Croquis du dessinateur voyageur Troubs, lors d’un PAS – Parcours audio sensible à Libourne, invité par le festival « Littérature en jardins«
A chaque PAS, j’essaie de garder un fil rouge, des postures reliantes comme processus fédérateur, processus qui s’est révélé jusqu’à présent assez efficace.
Un geste en mouvement, en déambulation.
L’oreille aux aguets.
La lenteur immersive.
Le silence partagé comme un invitation collective aux sons et à l’écoute.
Des échanges et partages de ressentis, le geste de rompre le silence post PAS…
Néanmoins, le fait de trouver à chaque PAS une spécificité, une approche contextuelle, située, qui passe par le choix du parcours, de ses mises en condition et en écoute, en fonction des spécificités locales et des événements émergents, de certains axes déployés ( infra-ordinaire, complexité, affects, territoire, écosophie…) renouvelle sans cesse et singularise le geste d’écoute.
Ainsi, nous construisons progressivement une collection de PAS qui relie des territoires géographiques parfois fort différents, fort éloignés, mais au final maillés par une géographie écoutante quasi universelle.
D’autre part, en poursuivant sur les gestes d’écoutes actives, via les fameux PAS, j’ai dégagé quelques pistes qui tentent, à défaut de les définir de façon trop circonscrite, de les qualifier, dans une approche pouvant mixer différentes mises en situation auriculaire.
Ainsi je pointerai, de façon non exhaustive et non hiérarchisée, susceptible de créer des approches croisées :
Et tant d’autres, pouvant naître parfois au moment du repérage et des rencontres préalables, comme de tous les aléas susceptibles d’engendrer des zones d’improvisations fécondes, d’incertitudes assumées.
Mais que fait donc l’oreille, si ce n’est trainer les rues et errer le long des berges. Elle s’encanaille et se saoule de sons, parfois jusqu’à plus soif. Elle s’enivre à bon compte, de grandes rasades chantées, hurlées, ou chuchotées. Elle tend l’oreille, offerte comme une coupe pétillante de breuvages toniques, autant que soniques. Parfois, elle se laisse aller dans le creux de vallées bourdonnantes, de forêts frissonnantes. D’autres fois, elle noie sa solitude dans le souvenir des villes aux rumeurs nostalgiques, qu’elle a quitté un jour. Il lui arrive de ne plus supporter les violences qui explosent le monde, massacrant impunément des milliers de vies, sacrifiées à l’autel d’une folie destructrice. Elle peut aussi s’émerveiller d’une musique échappée par la fenêtre ouverte un soir d’été, comme des sons d’un cloche carillonnant nuit tombante, ou du frôlement soyeux, quasi imperceptible des pipistrelles aux chasses noctambules. L’oreille jauge l’espace comme une architecture sonique, insaisissable, qui ne cesse de modifier ses formes et ses volumes. Elle se repaît de réverbérations et d’échos bondissant de murs en parois, de falaises en collines. Elle rêve à des paysages sonores qui la maintiennent à l’écoute, sans être trop sonnée par des tsunamis cacophoniques, d’assourdissants vacarmes. Elle suit des chemins bruissonniers, s’abandonnant aux ambiances fugaces, aux immersions fragiles. L’oreille esseulée cherche parfois la compagnie d’autres promeneurs écoutants, partageant des récits à fleur de tympans, des histoires racontant le monde, ou l’inventant avec la liberté des conteurs brodeurs prolixes. Elle nous entraine dans l’intimité frémissante de ses colimaçons ciliés, où viennent se lover les infinies écoutes, à perte d’oreille. Son sens aux aguets, à l’affût de la moindre vibration, nous relie, pour le meilleur et pour le pire, à un monde qui peut nous réjouir autant que nous anéantir. On dit qu’elle n’a pas de paupière, mais fort heureusement que si, à sa façon. Elle nous cache des choses, en amortit d’autres, et en efface jusque dans nos mémoires douloureuses. Souvent néanmoins, l’oreille reste à l’écoute, porte attention, fait attention, prend soin d’entendre la vie ambiante, dans toute la complexité de ses rumeurs imbriquées, de ses dits et non-dits, de ses amours et trahisons. Au creux de l’oreille, l’amitié peut se fortifier de secrets partagés, loin des vindictes hurlées, des bombes assassines, qui pourtant ne cessent d’éclabousser rageusement la vie de leurs vacarmes meurtriers. Si l’oreille prend plaisir au clapotis du ruisseau, aux trilles du rossignol, elle n’échappe pas pour autant, au bruit et à la fureur du monde. Trouver un fragile équilibre entre une forme d’harmonie vers un monde entendable, et l’insoutenable cacophonie qui le secoue sans cesse, est un exercice Oh combien difficile, mais vital.
Le paysage est aussi sonore, en tout cas fondamentalement multisensoriel. iI s’écoute autant qu’il se regarde, se touche, se sent, se ressent… Le sonore est aussi paysage, au sens large du terme, comme territoire sensible, espace de représentation, d’aménagements, de sociabilité… Il s’entend et se construit (aussi) par et pour les oreilles, individuellement et collectivement. Le sonore est une résultante physique, acoustique, perceptible, de différentes façons à à différentes échelles, selon les « écoutants ». Ces perceptions acoustiques sont relatives, souvent conséquentielles au vivant, mais également au non vivant. Le paysage sonore polymorphe peut être porteur de mémoires, de patrimoines, matériels et immatériels… On peut donc l’appréhender sous différents axes, de façon transdisciplinaire, si ce est indisciplinaire. L’expérience du paysage se fait par le corps confronté aux ambiances sonores, corps sensible, plurisensoriel, voire corps sentient. Sans écoute, le paysage sonore n’existe pas, en tout cas pas en terme de paysage.
Pour moi, marcher, c’est un peu comme écouter. Et inversement, écouter, c’est un peu comme marcher. Mettre les oreilles et les pieds en branle, en phase, chacun et chacune reliés, de haut en bas, de bas en haut. Connectés par des gestes concomitants autant que résonants. Là où l’oreille se tend, se dirigent les pas. Là où les pas s’aventurent, se tendent les oreilles. Parfois, la marche devançant l’écoute, parfois l’écoute guidant la déambulation. Deux complices qui, sans forcément se concerter, mais néanmoins de concert, vont explorer les reliefs des sols bien tangibles, et ceux du monde sonore éthéré. Lesquels des pieds et des oreilles prendront l’initiative ? Sans doute les deux, parfois en alternance, parfois copains copines, parfois en discordance. Les trames sonores se suivent, au pas à pas, comme des coulées attirant nos écoutilles toutes ouïe. L’oreille en colimaçon, comme des chemins de ronde spiralés, s’enroulant et se déroulant. Ces gestes et postures, à l’affut de sensations à fleur de pieds et de tympans, sont garant d’explorations toniques et multiples. On cherche la surprise au détour du chemin bruissonnant, ou du belvédère surplombant en point d’ouïe, la ville basse. On ose se perdre, autant par les foulées vagabondes, que par les oreilles libertaires. On s’indiscipline au gré des marches écoutantes, comme via des écoutes déambulantes. De la plante du pied foulant le gravier crissant, à la membrane vibrante du tympan, qui réceptionne mille infos auriculo-sensorielles, se jouent des immersions ludiques. Le corps vertical, d’oreille en pied, nous fait ouïr curieusement le monde. L’écoute marchée embrasse large, en vastes panoramas acoustiques, ou en focales micro-soniques, du bruissement d’une brindille à la tourmente orageuse. La marche écoutante est un terrain de jeu aussi physique que sensoriel, à corps ouvert, vers tous les sons ambiants. Et le plaisir de « marchécouter » s’affirme au fil des chantiers et expériences auriculaires. Entendre, c’est un peu mieux comprendre, et ce chemin faisant, au gré des signaux sonores nous racontant des histoires au creux de l’oreille. L’interaction de pied en cap nous ouvre des horizons où les récits seront tissées de sons. Le monde à portée d’oreille, arpenté sans relâche, écouté tout autant, donne du sens à la vie. Ou peut-être, plus modestement, la rend un peu plus désirable, plus écoutable. Le bon entendement nous relie à la complexité du monde.
Réflexion autour d’un PAS – Parcours audio sensible Desartsonnants
Création sonore à partir de prises de sons aquatiques in situ
Eaux dessus-dessous,
Flux ruissellants,
Goutte à goutte murmurant
Gardons-les en écoute et veillons sur e(a)ux
Avec la participation des eaux de Sardaigne (Cagliari, Réserve Naturelle di Monte Arcosu), France (Rançonnais, Loire, Saône), Portugal (Sabugueiro), Russie (Kronstadt)…
A écouter de préférence au casque ou sur des enceintes de bonne qualité
Et si votre commune, quartier, ville, village… avait son ou ses propres Points d’ouïe inaugurés, ses SITARs (Sites Auriculaires Remarquables) reconnus et valorisés. Et tout cela à l’issue d’une marche écoutante participative (choix du site sonore remarquable) et d’une cérémonie officielle décoiffant les oreilles ! Discours officiels et minutes d’écoute collective à l’appui
Ne laissez pas passer l’occasion de valoriser un patrimoine auriculaire local unique et inouï !
Lors de repérages de sites auriculaires remarquables, 1989/90, avec Acirene, passage au lac D’Antre, à Villards – d’Héria, PNR du Haut-Jura. Un lac miroir qui, avec sa falaise rocher,, réfléchit et amplifie les sons de façon très spectaculaire d’une rive à l’autre.
Le rocher d’Antre, le surplombant d’un faut d’une falaise abrupte, nous offre une écoute et une vue panoramique tout aussi remarquables.
Il existe nombre de sites acoustiques remarquables qui ne demandent qu’à être écoutés, parfois sonnés, à leur échelle, mais aussi parfois protégés en en taisant les richesses. C’est du ressort de promeneurs écoutants impliqués dans une écosophie de l’écoute, considérant qu’une forme de patrimoine auriculaire qualitatif est un bien commun à défendre.
Histoires de dire, de faire, de ressentir, de parler, d’aménager, le sensible est un outil de lecture, d’analyse et d’écriture, participant au processus d’aménagement du territoire.…
Un territoire est donc un espace qui se construit (aussi) via une approche dite sensible.
Parlant du territoire sonore, comment dire un morceau du monde en l’écoutant, en pensant comment il sonne ?
Comment construire une relation écoutant – écouté, la plus féconde et bénéfique que possible au plus proche du terrain ?
Il nous faudra tendre une oreille ouverte, curieuse, qui cherche à proposer de nouvelles façons d’entendre le monde, des ouvertures soniques originales, acoustiques, humaines, de nouveaux champs d’écoute les plus inouïs que possible.
Le sensible peut être ici une sorte de clé de lecture, un angle d’attaque porté par l’expérience, voire l’expérimentation d’écoutes in situ, par l’auscultation du quotidien, y compris celui de l’infra-ordinaire surprenant.
Néanmoins, et malgré tous nos efforts, l’expérience d’écoute ne nous révèle pas que des choses idéalement positives. Loin de là même.
L’expérience d’écoute nous fait parfois, souvent, entendre là où ça fait mal.
Elle peut nous plonger dans des ambiances des plus inconfortables, bousculantes, parfois même traumatisantes, là où ça sature, ça distord, ça grince, ça violente, ça perturbe, ça angoisse, au fil de pollutions aussi sclérosantes que néfastes, nuisibles.
Chercher l’agréable, l’équilibre, le vivable, le soutenable, chemine à travers des espaces-temps inconfortables, si ce n’est douloureux.
Le sensible à fleur de tympan nous place dans des situations oscillant entre l’agréable, le beau, dirons-nous, dans le caractère éminemment subjectif de la chose, la jouissance, comme il verse parfois dans des expériences qui mettent notre corps écoutant à rude épreuve.
Nous traversons des alternances d’aménités et d’agressions, d’entre-deux désagréables, qui bousculent nos sens, notre pensée, et au final notre corps tout entier.
Bien sûr, nous recherchons des espaces apaisées, et souhaitons que nos paysages ne sombrent ni dans le vacarme chaotique, ni dans la paupérisation silencieuse.
Nous tentons d’écrire, de composer, envers et contre tout, des partitions qui font sonner les lieux comme des musiques, recherchant avant tout l’harmonie, même dans des formes potentiellement discordantes.
L’écoute n’est jamais un long fleuve tranquille, elle s’aventure dans des terrains où les bruits peuvent prendre le pas sur les musiques, brouillant ou déformant, couvrant les messages qui se voudraient rassurants, faisant résonner bien trop fort des sons violents, guerriers, haineux, clivants.
Des voix se taisent, disparaissent, d’animaux, d’humains, de ruisseaux, emportés par une succession de crises qui secouent notre monde. Et tout cela s’entend. On ne peut pas y échapper, même en fermant les yeux et en se bouchant les oreilles.
Écouter implique de se frotter, de se confronter, au meilleur comme au pire.
L’essentiel est de ne pas baisser ni les bras ni les oreilles, pour aller chercher les réflexions, les actions, les gestes, les espaces qui sonnent bien, pour construire un commun entendable, qui servirait le mieux-être, l’intérêt général, et proposerait des modèles combattant l’excès comme le manque.
L’approche auriculaire sensible ne doit ni idéaliser, ni fuir des réalités pour le peu des plus difficiles à vivre, ni renoncer à la recherche d’une belle écoute, entre autre chose, celle qui nous aidera à trouver un mieux être, au sein d’un monde ballotté de crises en crises.
Dans l’écoute, la construction du paysage sonore, il y a (ou peut y avoir) : De l’attention De l’intention Des corps, de l’action, des gestes, des postures De la marche, de l’arpentage, de l’errance Du partage, des confrontations, des échanges Une part de réalisme, une part de rêve, une part d’entre-deux Le désir de beautés révélées La volonté d’apaisement, de ralentissement Une militance politique, éthique, écosophique L’envie de raconter, de fantasmer, de faire entendre des choses Le plaisir d’expérimenter, de faire in situ, de l’approche pragmatique Et celui de transmettre La recherche de nouveaux postulats L’approche sensible frottée à des protocoles de mesures quantitatives, normatives L’indisciplinarité chronique et stimulante La joie et l’inquiétude du pas de côté L’effervescence de se perdre, enfin L’imaginaire et le prospectif, le brassage des deux Le collectage, l’état des lieux, l’inventaire La trace, la mémoire, le patrimoine Le collectif, le participatif, le faire ensemble Les mises en situations, des immersions à ciel ouvert L’installation d’écoutes à oreilles nues La performance du corps écoutant dans l’espace Des outils de création, de composition Des matières et matériaux à triturer Des dispositifs à mettre en place, à inventer Des protocoles et rituels Des fêtes et des cérémonies Des cartographies et géographies sensibles Une philosophie auriculaire, repenser le monde en l’écoutant Des récits croisés, des fictions à n’en plus finir Et bien d’autres choses inouïes.
L’écoute machinale Une grande partie des sons captés par nos oreilles le sont de façon inconsciente, sans leur prêter attention, comme une action qui fait tellement partie de notre quotidien, qu’elle en devient « invisible », à défaut d’être inaudible. Il nous serait d’ailleurs impossible d’être constamment en écoute « active », sur le qui-vive, situation qui deviendrait bien vite invivable. Comme l’air que nous respirons, via le geste vital de la respiration, l’écoute se déroule en une fonction physique, nous permettant entre autre de nous repérer dans notre environnement, l’espace, et aussi le temps. Parfois, une sources inconnue, incongrue, nouvelle, esthétiquement intéressante ou insupportable, le ressenti d’un danger potentiel, vient nous alerter et nous fait tendre l’oreille, avec la volonté de focaliser notre écoute sur un objet, un lieu, une situation.
Le(s) geste(s) de tendre l’oreille Lorsque l’on travaille sur le paysage sonore en tant qu’objet d’étude, que source de création, nous passons, à certains moments, d’écoutant passif à celui d’écoutant ayant la ferme intention de prêter l’oreille, de porter attention, de choisir lieux, moments et sources écoutables. Il y a donc là une intentionnalité, un geste d’écoute qui devient volontaire, conscientisé. L’expression tendre l’oreille est d’ailleurs significative, montrant bien l’aspect physique de l’action, une gestuelle auditive et la mise en condition du corps et der l’esprit pour être un écoutant ayant une parfaite conscience de sa « captation » du monde sonore environnent.
Des choix spatio-temporels Décider de se mettre en écoute, ou à l’écoute, d’appréhender voire de construire un paysage sonore entre nos deux oreilles, nous fait opérer des choix stratégiques. Le lieu de l’écoute, ses ambiances, ses sources, et même des cadrages auriculaires précis, face à un torrent, au centre d’un marché, dans une ruelle étroite… Le moment de la journée, de jour ou de nuit, entre chiens et loups, l’époque et la saison sont également des critères de choix qui participeront à entendre des ambiances et sources parfois radicalement différentes d’un moment à l’autre. Le geste d’écoute est sciemment conceptualisé en fonction de nos objectifs, faire entendre un lieu calme, animé, des sources ciblées, telles des voix, des cloches, de l’eau…
L’affectif aidant Nos choix sont sans doute, au-delà de leur volonté monstrative, si ce n’est démonstrative, du discours porté, de l’état des lieux, de la militance, influencés par certaines affinités auriculaires. Ce qu’il nous plait d’entendre, il nous plaira de le faire entendre. Le partage d’écoute, qu’il soit physique, sur le terrain, ou via un média délocalisé, retransmis, est d’autant plus fort que les sujets proposés nous tiennent à cœur, et à oreille oserais-je dire. Pour moi, donner à entendre des cloches, des flux aquatiques, des voix humaines sur un marché… guide souvent le fait de tendre l’oreille, et la façon dont je le ferai, ou proposerai à un groupe de le faire avec moi. La création sonore qui pourra résulter de ces écoutes, des enregistrements audio, sera forcément subjective, teintée d’affects personnels, même plus ou moins conscients.
Les postures, mettre un corps en situation d’écoutant Toujours dans le prolongement, ou plutôt dans la concrétisation, l’incarnation du geste d’écoute, notre corps cherche les meilleurs postures pour activer une écoute optimale, autant que faire ce peut. Immobile, en marchant, yeux fermés, allongés, l’oreille collée à, parfois à l’aide d’objets « sthéthoscopiques »… nous expérimentons moult postures, tant physiques que mentales, inspirées par la contextualisé ambiante, le réflexe du moment, la dynamique d’un groupe, la volonté d’aller vers le micro ou le macro, vers le sensationnel ou l’infra ordinaire… Le corps et l’oreille se tendent de concert, s’adaptent, inventent, jouent, pour rendre les gestes d’écoute non seulement volontaires, mais actifs, et qui plus est passionnants dans leurs motivations et finalisations.
Aller-retour et attention Les moments où nous sommes de « simples » entendants, qui agissent machinalement, et ceux où nous devenons des actifs écoutants ne sont pas forcément figés dans une posture immuable et cloisonnée. Les passages d’une posture à l’autre, d’une attention à une autre sont fréquents. Les situations d’écoute nous font parfois papillonner entre une attention soutenue et une rêverie à l’humeur vagabonde. Garder une concentration de l’oreille sur de longs moments est d’ailleurs assez difficile. Beaucoup de pédagogues en savent quelque chose, mais aussi tout auditeur, si attentif fût-il, à un concert ou à une conférence. Bien sûr, concernant le paysage sonore, l’écoute consciente et volontaire souffre également de méconnaissance, celle parfois d’un territoire qui nous est si familier qu’il en devient invisible, et de fait inaudible, comme celle d’une pratique d’auditeur. Le geste d’écoute que je qualifierais d’environnementale est beaucoup plus rare, presque plus étrange et incompris, que celui de porter un regard et un jugement sur le paysage. Dans le processus d’immersion, d’appropriation, et parfois d’analyse, les aller-retour entre le fait d’être entouré et celui d’observer – écouter sciemment ce qui, nous entoure, est monnaie courante. Ce qui l’est moins, c’est le fait d’installer une écoute, de développer des gestes sensibles, dans une posture d’observateur entendeur impliqué. Être écoutant n’est pas chose simple, dans un monde de plus en plus complexe, à la limite du vertigineux, aux équilibres, y compris vitaux, de plus en plus incertains. Le monde et ses habitants, au sens large du terme, n’appartient pas à celui qui l’écoute, mais il se révèle d’autant plus dans ses forces et fragilités, ses tensions et ses joies, si on lui porte une attention bienveillante, donc en lui tendant l’oreille.
Un bassin versant est un territoire défini par la circulation des flux aquatiques de surface, affluant vers un même cours d’eau ou nappe souterraine. Des lignes de partage des eaux délimitent les bassins versants, souvent en crêtes, frontières naturelles dues aux reliefs, d’où partent généralement les sources, les crêtes de bassins. En surface, un cheminement, parfois très long pour les grands fleuves aboutit à la Mer Méditerranée où à l’Océan Atlantique, pour ce qui est de la France. Lorsqu’on regarde des cartes de bassins versants, on est impressionné par la densité et la beauté des dessins ciselés des flux, qui ne sont pas sans rappeler des vaisseaux sanguins irriguant un corps humain. Dans les deux cas, on a affaire à un système nourricier, irriguant, source de vie. Chaque bassin versant est unique,. Il est chargé de l’histoire, ou plutôt des histoires des eaux traversant des territoires très différents. Les approches géographiques, hydrologiques topologiques, historiques, industrielles, botaniques, biologiques, mais aussi sociales, de nombreuses activités humaines étant fortement liées, voire dépendantes des cours d’eau, font écrire l’épopée de chaque bassin versant de façon très singulière. Les reliefs creusés, sillonnant les paysages de gorges, creusant et érodant plaines et vallées, en inondant d’autres, créent des paysages dynamiques, toujours en mouvement, en tous cas jusqu’au moment où le cours d’eau se tarit, est détourné, enterré… Les bassins versants sont des entités dotées d’un vie propre, où l’histoire d ‘un région, d’un village, d’une grande traversée, se reflète et se construit tout à la fois. On a bâti des villes, acheminé des marchandises, voyagé vers d’autres lieux, lavé son linge, alimenté moulins et usines, jouté, planté des arbres, au fil de l’eau. Mais aussi on s’est baigné, reposé, on a rêvassé, fasciné par des courants fluants ou des surfaces étales. Des histoires, contes, légendes et monstres en tous genres sont sortis des flots, des sources sacrées, tels des Hydres, Vouivres et autres Tarasques, reflétant tant des fascinations que des peurs ancestrales.
La Saône étale
Une géographie auriculaire
Les bassins versants définissent aussi des territoires acoustiques non négligeables, de la goutte d’eau au torrent rugissant. L’eau se révèle dans un espace géographique donné, comme elle révèle se dernier, participant à lui donner corps, à lui donner vie, à l’incarner. Cet aspect auriculaire, entre paroles, mémoires, et marqueurs sonores, acoustiques, territoriaux, de la densité urbaine aux grandes vallées sauvages, est peu ou pas exploré. Ce que l’eau raconte d’un territoire, d’une minuscule rive à l’étendue d’un océan, est source d’inspiration, mais aussi nous avertit sur les dangers de laisser cette matière vitale exposée à toutes les dérives d’aménagements contre-nature, de pollutions mortifères. Lorsqu’une rivière d’ordinaire bouillonnante est de plus en plus asséchée en été, que l’oreille ne la perçoit presque plus, lorsque les flots charrient des écumes colorées qui n’ont rien d’esthétiques, lorsque le silence se fait, non seulement le système hydrologique est menacé, mais toutes espèces humaines, animales, la végétation, le sont tout autant. Ce qui dynamise un territoire peut aussi, par sa dégradation, sa disparition, sa non gestion ou ses accaparements inconsidérés, le paupériser de façon durable et pour le peu dommageable. Beaucoup de sources auriculaires ont disparue. Les lavoirs n’accueillent plus les lavandières, beaucoup de ports fluviaux urbains ont été désertés par la batellerie, les baignades dans les cours d’eau urbains sont en générale proscrites, on a progressivement, dans les cités, tourné le dos aux fleuves et rivières. On ne les entend plus vraiment vivre, même si, ces dernières années, des villes ont revalorisé leurs cours d’eau, en y enlevant les voitures envahissantes et réaménageant des espaces piétonniers riverains. Écouter l’eau, arpenter ses territoires, est un premier geste d’attention. Considérer que, outre les fonctionnalités purement aquatiques, la première étant de nous maintenir en vie, l’esthétique paysagère est grandement embellie par une multitude de cours d’eau, que chaque bassin versant sonne comme un marqueur territorial, un signe de vie, n’est pas si futile qu’il puisse y paraître de prime abord. L’eau est apaisante, que ce soit dans l’écoute de ses remous qui se brisent sur les piles des ponts, ses frémissements sous la caresse du vent, comme dans les espaces de calme préservés des vacarmes urbains. Espaces où l’on entend les traces audibles d’une biodiversité bien présente, qu’un cours d’eau ménage dans sa traversée, mais aussi une vie sociale où paroles et chants résonnent dans des lieux où il fait bon se retrouver. L’eau doit toujours couler de source dans une écoute paysagère impliquée.
L’écoute activiste, le geste sonore, le chant et le cri de la Terre
Commencer par écouter Commencer par s’écouter Dans l’idéal, on est faits pour s’entendre !
Écouter le vivant, quel qu’il soit, où qu’il soit Écouter les sols, les eaux, le vent, la vie Écouter tout ce qui bruisse, y compris l’imperceptible.
Écouter pour réunir l’artiste et le chercheur L’aménageur et le décideur L’habitant et le visiteur.
Écouter ce qui se dégrade, se tarit, se dessèche, se paupérise Écouter ce qui se raréfie, ce qui disparait Écouter ce qui sature et envahit…
Écouter tout simplement Vers une économie de moyens Un geste sobre autant que créatif.
Écouter pour ne pas détruire Écouter pour apprendre, pour construire Écouter pour ralentir.
Écouter pour imaginer Pour rêver Pour anticiper.
Écouter pour rencontrer Chercher l’altérité Cultiver l’aménité.
Écouter pour porter attention Prendre soin Respecter Protéger Militer pour des espaces de bonnes et belles ententes.
Écouter pour mieux entendre Écouter pour mieux s’entendre Pour appréhender les chamboulements en cours Pour imaginer de nouvelles cohabitations.
Écouter pour mettre nos forces vives en commun Mettre en œuvre des moyens de résistance Rechercher les leviers d’un bien-être partagé, un monde à portée d’oreilles Concevoir et fabriquer des mondes audibles, soutenables et habitables.
Écouter le Monde Le chant de la Terre Le cri de la Terre.
Affiche de La Galerie – Musée d’Allevard les Bains
Marche et paysage(s)
C’est la thématique qu’a choisi, pour sa réouverture dans un nouveau lieu flambant neuf, la Galerie Musée d’Allevard. Ce musée situé au pied du massif de Belledonne, retrace de fort belle façon l’histoire d’Allevard, avec son passé minier, la métallurgie, son histoire thermale depuis la fin du XIXe siècle, mais aussi le tourisme montagnard, où la pratique du ski et de la randonnée sont incontournables.
C’est donc autour de la marche, de la randonnée, sportive ou contemplative, que le paysage, ou plutôt les paysages montagnards, sont ici abordés.
Notamment en ce qui me concerne, le paysage sonore. Allevard, niché au pied de Belledonne, dans la vallée du Breda, est animé par un paysage aquatique qui se fait joliment entendre. Outre les thermes et leur Histoire, la rivière torrentueuse qui dévale des sommets, et arrose la cité, est omniprésente pour le promeneur, sorte de signature sonore incontournable. Le paysage sera donc fortement modelé par la présence de ce cours d’eau dynamique.
Histoire d’eaux, Bassins versants, et oreilles fluantes
Arrivé dans cette cité où l’eau a une importance capitale, tant dans l’histoire minière que thermale, et aujourd’hui en ce qui me concerne dans les sonorités-mêmes qui irriguent la petite ville, je ne pouvais me manquer de rattacher ma venue, mes arpentages, mes écoutes, mes enregistrements, au projet des bassins versants, que je mène actuellement.*
J’ai trouvé ici, de riches ressources, sans avoir le temps matériel de remonter aux sources, pour alimenter mes expériences sensibles, et réflexions en cours, cours d’eau bien entendu.
Au creux de cette vallée, passant et repassant de ponts en passerelles, deux sentiers en gorges et de ruelles en places publiques, où sonnent des fontaines rythmiques, magnétophone en main et oreilles aux aguets, je rentrerai enrichi d’un nouveau bagage sensoriel, sons, textes, photos, et souvenirs à l’appui. Toute cette matière qu’il me faudra organiser, notamment via une carte postale sonore a composer.
Je ne ferai pas ici le descriptif fouillé du torrent de la Breda, mais donnerai simplement quelques indications autour de ses bassins versants.
« De 32,1 kilomètres de longueur, le Bréda coule de la chaîne de Belledonne vers l’Isère. Il prend sa source à l’est des Pointes du Mouchillon (2 347 m) dans le massif d’Allevard, sur la commune de la Ferrière, à l’altitude 1 990 mètres4. À l’altitude de 1 200 m, il génère la cascade du Pissou et descend la vallée du Haut Bréda jusqu’à Allevard, où il est rejoint par le torrent du Veyton. De la vallée d’Allevard, il débouche à l’extrémité méridionale du val Gelon mais ne l’emprunte pas, contournant par le nord la montagne de Brame-Farine à travers des gorges avant de se jeter dans l’Isère au niveau de Pontcharra4, à 255 mètres d’altitude, dans la vallée du Grésivaudan. La rivière Isère se jettera à son tour dans le Rhône à au nord de Valence, coulant ainsi jusqu’en Méditerranée. » Source Wikipédia.
Le torrent du Breda et donc dès les premiers repérages un très fort point d’ancrage territorial, tant par le rôle qu’il a joué dans le développement industriel et économique de la région, que par sa présence auditive, esthétique, et la façon dont il a modelé le paysage, dans de belles gorges où il fait bon marcher. Depuis l’entrée jusqu’à la sortie de la ville, nous longeons le cours d’eau, structurant nos déplacements, animant de ses eaux bouillonnantes un paysage en mouvement, rafraîchissant l’oreille, lors de journées particulièrement caniculaires.
Points d’ouïe en repérage
Lors de mon arrivée dans un lieu, il me faut un temps d’imprégnation, partagé entre des marches exploratoires, et des points d’ouïe fixes, affûts sonores, bancs d’écoute, où je pourrai prendre le pouls acoustique des lieux. J’essayerai de le faire à différentes heures, pour écouter comment la vie auriculaire va évoluer, ses temps forts, ses moments d’apaisement, ses flux et reflux structurant l’écoute située, diurne et nocturne.
Mes marche me mèneront de l’intérieur vers l’extérieur, et vis et versa, passant rapidement de l’urbanité d’une petite ville à des espaces tout de suite plus « sauvages », paysage montagnard oblige.
Sur la place centrale, je choisirai un banc, plutôt ombragé à cette époque, me permettant d’avoir une oreille à l’affût des moindres sons de la ville. En toile de fond, une petite fontaine, dont le débit et la hauteur des jets, à même le sol, varie selon une rythmicité programmée.
En face une église dont la cloche égraine ses repères temporels.
J’assisterai d’ici, à des moments forts de la journée, midi ou les terrasses nombreuses des restaurants se remplissent, de même qu’en fin de journée, jusqu’au moment où la ville s’endormira, la dernière terrasse fermée, et la fontaine désormais muette.
J’en profiterai pour capter quelques sons, préfiguration de la carte postale sonore à venir.
Un PAS – Parcours Audio Sensible
À l’invitation du musée, un petit groupe de promeneuses écoutantes s’est rassemblé, dés 9h du matin, à l’annonce de la canicule annoncée, sous le lieu d’écoute symbolique qu’est le kiosque à musique du parc thermal.
Après quelques paroles d’accueil, quelques explications sur la motivation et intentions du parcours, l’importance de faire silence pour laisser la place aux sons, les séquences qui seront ménagées au fil de notre promenade, nous partons à la découverte auriculaire d’Allevard, sur un cheminement d’écoute préalablement repéré.
L’ancrage local
Nous avons déjà noté l’importance du tissu patrimonial, historique, industriel, qui a marqué le développement de la ville, et le marque encore aujourd’hui, notamment par l’activité thermale. La toute récente rénovation et installation du musée flambant neuf au cœur du parc des thermes, celui-même qui accueille Notre promenade sonore en atteste.
À l’époque où la métallurgie et c’est un secteur florissant le long de la vallée du Breda, on peut imaginer des ambiances sonores complètement différentes de celles d’aujourd’hui, dont bien des sources ont disparues, se sont transformées, avec l’arrêt de l’exploitation minière et des industries attenantes notamment.
De même au niveau thermalisme, la grande époque du tourisme pour venir «prendre les eaux », si elle a connu des heures florissantes début du siècle, est aujourd’hui beaucoup plus limitée à des fonctions de soins.
Les grandes soirées, concerts dansants sous le kiosque, on fait place à une programmation culturelle moins mondaine, qui aimait montrer et faire entendre le faste d’une population aisée.
Beaucoup d’hôtels immenses et majestueux ont aujourd’hui fermé leurs portes. Ce qui a certainement dû rendre la petite ville d’Allevard beaucoup plus «tranquille » qu’elle ne l’a été, acoustiquement parlant. Néanmoins, dans la saison estivale pour les curistes, et hivernale pour les skieurs, le territoire est encore très visité, l’activité en terrasse des restaurants le montre bien, et le fait entendre.
Un parcours ludique
Découvrir le monde des sons via une promenade sonore, un parcours d’écoute, ne va pas forcément de soi, si l’on n’est pas accoutumé à la chose. Il faut donc que ces écoutes procurent le plaisir d’une découverte qui nous réserve des surprises, des jeux, des espaces et des moments ludiques. Nous en reparlerons d’ailleurs dans les échanges suivant la balade.
Une première séquence sous forme de jeux, tout près du centre ville, consiste à orienter mentalement notre écoute dans différentes directions, devant derrière, au loin ou tout près, à sélectionner des sources vers lesquelles nous ferons des zooms auditifs, montrant ainsi les capacités que nous avons à «trier » et mettre en avant certaines sonorités, de préférence les plus agréables.
Puis nous sortons de la ville, en direction du sentier du bout du monde, toute une poétique langagière montrant l’importance d’une géographie sensible, et sans doute de croyances, de mythes, et de légendes, au fil de l’histoire des lieux, et du cours d’eau du Breda.
Ce sentier, dont une grande partie est aujourd’hui inaccessible suite à l’éboulement de passerelles, longe une belle gorge où le torrent du Breda se fait entendre de façon assez spectaculaire et pour le moins prégnante. Deux petits ponts nous permettent de nous poster au-dessus de son cours, et de jouer avec la directivité de nos oreilles, en positionnant les mains en réflecteurs acoustiques, et en les orientant de façons différentes pour viser et filtrer différents espaces d’écoute aquatiques.
Dans un départ de sentier, qui nous isole un petit peu du torrent bavard en contrebas, quatre mini haut-parleurs sont installés autour des promeneurs. Ceux-ci diffusent, en contrepoint au chant des eaux, des ambiances de vrais /aux oiseaux, bestiaire imaginaire recomposé, qui vient décaler une ambiance sonore assez exotique pour l’endroit.
Au tout début du sentier, un vestige de viaduc longe le cours d’eau, allant progressivement en descendant jusqu’au niveau du chemin. Ses grandes arches de pierre font naître une rythmique remarquable, masquant parfois le son du torrent, et d’autres fois formant des fenêtres d’écoute plutôt réverbérantes. Chacune avec une spécificité sonore, comme des cadres acoustiques qu’on aurait construit pour entendre différents tableaux sonores.
Nous arrivons à un point du chemin, où la paroi rocheuse à notre droite reflète, réverbère, tel un miroir acoustique, les sons du torrent en contrebas, à notre gauche. Les sons semblent sortir et ruisseler d’une falaise, comme dans un paysage sonore à l’envers. L’effet est remarquable, et nous ne manquons pas de l’écouter, à l’aller comme au retour, dans une stéréophonie inversée. Les paysages sonores sont en fait peuplés de ce genre d’espaces de monstrations quasi muséales, comme si elles avaient été pensées et construites par et avec les oreilles d’un paysagiste sonore écoutant. Néanmoins, par manque d’attention où d’une forme de culture sonore développant l’écoute, ces petits joyaux acoustiques passent très souvent totalement inaperçus.
A l’entrée de la ville, sur le pas d’une porte, nous volons quelques mots au passage. Un papa commente son cadeau à un enfant ravi, une sucette géante ».
L’enchainement se fera involontairement par l’exploration d’une minuscule venelle pentue, en impasse, justement nommée « rue Bombec » cela ne s’invente pas, où nous attend un surprenant point d’ouïe.
Dans cet espace resserré, retranché de la ville toute proche, mille sonorités se dessinent dans l’espace, cloche, personne qui traverse notre champ d’écoute, et moult petits bruits qui s’échappent des fenêtres ouvertes. Effet dedans/dehors, intimité/espace public, tout en finesse et douceur. Tous les sons semblent à leur juste place, présents , localisables, à l’échelle du lieu, non envahissants. Un petit coin de paradis pour les oreilles que l’on trouve dans des architectures spécifiques, des villes « anciennes », des espaces montagnards resserrés dans des contreforts abrupts, des espaces quasi enclos qui protègent des frimas hivernaux comme des chaleurs estivales….
Nous empruntons une autre ruelle en haut de la place centrale, avec des travaux qui empêchent temporairement les voitures de l’emprunter.
Lieu idéal pour installer quatre mini haut-parleurs qui diffuseront des histoires forestières enfantines, récemment confectionnées dans le libournais. Décalage et frottement géographique et environnemental, une forêt bordelaise expatriée au milieu de travaux urbains dans le Grésivaudan. De nombreux passants jettent une oreille curieuse, titillée, contournent l’espace, s’excusent parfois discrètement de le « déranger » , alors que c’est plutôt nous qui le faisons. On sent que certaines personnes ont envie d’en entendre et savoir plus, sans vraiment oser s’arrêter pour ce faire.
Nous redescendons vers la place centrale, assez animée en cette fin de journée. La chaleur augmente en même temps qu’un brouhaha de voix, l’espace étant piétonnier, en cette journée des plus caniculaire. Une fontaine semble néanmoins rafraichir un brin, tant l’espace acoustique que physique, d’ailleurs très (trop?) minéral en ces temps de très fortes chaleurs. Cette fontaine « à résurgences » est programmée pour faire varier dans le temps la hauteur, et donc l’intensité de ses différents jets qui surgissent à même le sol, parfois glougloutis très bas, parfois s élevant sans prévenir, pour la plus grande joie des enfants, et parfois des adultes. Ces variations de hauteurs donnent à la fontaine une dynamique qui vient casser, visuellement comme auditivement, le flux continu que présente beaucoup de fontaines à « bruits blancs ».
Nous procéderons ici à de nouveaux jeux d’auscultations aquatiques, à l’aide de « longue-ouïes », stéthoscopes bricolés pour se transformer en objets d’écoute plongeant dans les remous de la fontaine. Façon de se rafraichir l’oreille en cette atmosphère estivale en surchauffe (environ 40° à l’ombre) où il faut être courageux.ses pour effectuer une marche écoutante. Une nouvelle fois, ces comportements déroutants d’écoutants dans l’espace public questionnent les passants, qui nous regardent d’un air étonné, parfois moqueur, ou curieux . Un couple ose s’arrêter, nous questionner. Je leurs tends les objets d’écoute dont ils se saisissent, après une petite hésitation, pour aller à leur tour plonger l’oreille au creux des flots. J’observe leurs regards amusés. Ils s’échangent les objets et nous disent que « c’est drôle comme on n’entend pas pareil, plus fort… » . Ce qui est justement le but du jeu, faire entendre autrement pour rendre l’oreille un peu plus curieuse, sans trop se mouiller ici…
Nous traversons une petite rue piétonne où les voix et sons des commerces attenants rythment joliment l’espace.
La chaleur augmentant rapidement, nous reprenons le chemin du musée pour continuer l’atelier par des échanges dans un espace plus frais.
Échanges
Petite rétrospective commentée de nos déambulation auriculaire.
Globalement, l’aspect ludique du parcours est apprécié.
Des temps forts sont relevés (le Bréda contre les rochers, la petite rue Bombec, le décalage des installations, ou des manipulations…).
On remarque évidemment l’omniprésence de l’eau, entre histoire thermale et industrielle, torrent traversant la ville, fontaine centrale, difficile de lui échapper ici.
On cherche à savoir quel lieu serrait choisi, si un point d’ouïe « idéal » devait être inauguré. Les avis oscillent entre le Bréda et ses échos et la petite rue Bombec, qui au final, paraît faire l’unanimité.
Nous parlons de la fabrication de cartes postales sonores in situ, façon de garder en mémoire, voire de partager l’expérience a posteriori. Les micros, le fait de voir les sons via un logiciel de montage et de traitement audionumérique, de les agencer pour (re)composer une histoire à notre façon, de synthétiser une longue marche en quelques minutes d’écoute… le côté cuisine du paysagisme sonore est abordé.
Nous écoutons quelques courts paysages sonores dedans/dehors, en expliquant le contexte, notamment lors d’un travail dans et à l’extérieur d’un centre pénitentiaire voisin, avec des détenus. Ambiances spécifiques et paroles du dedans, médiation vers l’extérieur, faire entrer et sortir des sons d’un environnement carcéral, des promenades et installation « à l’air libre »… les charges affectives comme les données informatives du monde sonore sont ici facilement perceptibles et partageables.
Les échanges porteront également sur les qualités sonores, comme sur les nuisances parfois engendrées et subies. Le son versus le bruit, les saturations urbaines – ce qui n’est pas vraiment le cas à Allevard – la santé publique et le mal-vivre dans des milieux bruyants, les espaces acoustiques à re-considérer, parfois protéger dans l’aménagement du territoire… autant de sujets liés à l’écologie sonore post Murray Schafer, qui questionnent nos façons de vivre et de s’entendre, du mieux que possible, dans le monde des sons qui nous entourent.
12 heures, fin de l’atelier après 3 heures de riches expériences d’écoutes et de fructueux échanges.
Du son
Une petite carte postale sonore d’Allevard et de ses environs, au long du torrent du Bréda (pris en repérage et montés après l’atelier).
Des images
Quelques illustrations visuelles au fil du cheminement (prises en repérage)
Remerciements à : La Galerie Musée d’Allevard et à son personnel pour son invitation et sympathique accueil, aux Amis du Musée d’Allevard, à la Municipalité d’Allevard et à la Communauté de communes du Grésivaudan, aux écoutantes de l’atelier pour leur active participation, toutes oreilles ouvertes, à Anne, du Barbouillon, pour la qualité et la sympathie de son accueil.
Il est 21H30. Après une courte montée caillouteuse et bien pendue, nous nous retrouvons en forêt. Enfin, dans une autre partie de la forêt, celle qui s’échappe, vers les hauteurs, des chemins balisés d’un festival. Une forêt franc-comtoise dense, peuplée de feuillus élancés et entremêlés. Au bas, le festival Back to The Trees bat son plein, ses rumeurs se font encore entendre. Je le quitte progressivement, momentanément, entrainant à ma suite une bonne vingtaine de personnes, en silence, telle est la règle. Jusqu’à nous retrouver dans une ambiance purement forestière, quasi silencieuse, à nuit tombante. C’est un moment de glissement, de bascule, de transition, de fondu, moment interstitiel toujours magique pour moi. Un glissement entre la lumière et l’obscurité, entre les chants d’oiseaux diurnes et ceux nocturnes, entre une vie qui s’estompe peu à peu et une autre qui s’active, sans rien bousculer, bien au contraire. Un appel à l’écoute dans tous ses états, où le corps entier est invité à vibrer aux sons de la forêt qui s’endort et se réveille tout à la fois. Nous marchons avec le plus de discrétion que possible, pour ne pas troubler la quiétude des bois alentours, et surtout de leurs habitants. De petites histoires boisées, disséminées dans une clairière, viendront néanmoins animer ponctuellement, discrètement, le parcours. Des sons d’une autre forêt, lointaine, bordelaise, avec les voix d’enfants contant des haïkus sylvestres, créés sur place. Un décalage d’une forêt à l’autre, transposition spatio-temporelle, ludique et facétieuse. Avant que tout rentre dans l’ordre, doucement, sans que rien n’ait été brusqué, tout juste une petite incartade discrète entre bordelais et Franche Comté. La nuit s’avance, les formes s’estompent, la scène sonore devient de plus en plus ténue, intime, laissant aux oreilles un espace très aéré, où le moindre son trouve sa place dans une ambiance apaisée, loin des turbulences sonores. Auscultation des troncs, des mousses, des branchages, des rochers, on amène l’écoute vers la matière, au plus proche du toucher auditif, de la granulation sonore, de la micro aspérité. La nuit donne à l’oreille une joyeuse complicité ludique. Avant de redescendre vers la civilisation, plus sonore, où les voix viendront à nouveau ponctuer les lieux, mais néanmoins sans grands éclats, la forêt suggérant aux festivaliers de ne pas brutaliser les lieux, d’en respecter ses zones protégées, loin des grandes rumeurs urbaines. Le glissement dans la nuit nous ramène vers le bas, sans doute un peu plus à l’écoute de tout ce qui bruisse autour de nous, c’est en tous cas un des objectifs recherchés.
Notes suite à un PAS – Parcours Audio Sensible pour le Festival Back To The Trees 2023 Forêt d’Ambre à Saint-Vit (25) Samedi 02 juillet 2023
La nuit porte conseil. Alors écoutons-la ! Le marcheur y cale son rythme, en résonance à ceux de l’obscurité naissante. Allure généralement apaisée. Les couches sonores s’espacent, se font moins denses, s’aèrent, laissant de l’air libre entres les sonorités moins saturées, ou saturantes, moins amalgamées. L’oreille respire un peu plus, au fil des heures avancées. Les sons gagnent en lisibilité. On en identifie d’autant mieux les sources, les espaces où elles s’ébrouent, les mouvements, les timbres et couleurs… La nuit, tous les sons ne sont pas gris, bien au contraire. Ils gagnent en contraste, en netteté, ils s’affirment comme des particules bruissantes et singulières. De même les couleurs. Moins étales. Plus en ambiances ponctuées, contrastées. Parfois trop présentes en luminosité, qui viennent aplatir les contrastes et finesses noctambules. Comme pour les sons, il nous faut souvent choisir les chemins écartés des grandes flaques lumineuses, des grandes nappes sonores. Et lutter sans cesse contre leurs envahissements. Éteindre, assourdir, regagner des espaces non saturés. Aller vers l’intime, sortir des grands axes, des chemins rebattus, oser le trivial excentré, les lieux qu’ignore le troupeau de touristes programmés. La nuit est un terrain d’aventure sensorielle, parfois exacerbée, une zone d’écoute et de regard privilégiée, un espace immersif renforcé, pour qui sait en traverser les plages encore à demi sauvages. J’aime à profiter des ténèbres naissantes, des ombres portées, des chuchotements dans les parcs publics, des voitures endormies, ou se faisant rares, du ronronnement de la cité, avec ses émergences d’autant plus marquées de stridences fracturantes. Il nous faut parfois apprivoiser la nuit, ou plutôt passer outre nos craintes nocturnes et autres peurs du noir, pour en faire notre amie, notre confidente, notre terrain de jeu. Elle nous le rend bien, au cœur de la cité, comme de la forêt profonde. Marcher et écouter la nuit demande de la retenue, un respect des espaces traversés, une posture furtive, un corps qui se glisse dans les lieux surprenants, nappés d’ombres et de sonorités diffuses. J’ai souvent éclaboussé la nuit de cris et de rires, de fanfares cuivrées… Car elle est aussi une invitation à la fête, aux résurgences dionysiaques, étudiantesques… Aujourd’hui j’ai plus envie de lui fredonner de douces mélodies, à bouche fermée, de lui susurrer des secrets intimes, de me fondre dans son cocon ouaté. Même si je pends plaisir à croiser, à l’improviste, un groupe festif, enjoué, dans une explosion jubilatoire et quelque part joliment perturbatrice, jusqu’au calme retrouvé. La nuit est terre de contraste. Je la marche en tant que tel. Et j’invite à partager ces moments où sons, ombres et lumières, se jouent de nos sens titillées, comme nous jouons des dépaysements noctambules.
Photos d’une exploration nocturne lyonnaisedes quais du Rhône
L’usine usine J’ai habité longtemps, dés ma plus tendre enfance, tout près d’une grande usine textile. Aussi loin que je me souvienne, je l’entends encore, avec ses ambiances attenantes du quartier qu’elle rythmait. Une sirène hululante, ponctuelle. Des crachements tonitruants de sa chaudière relâchant la vapeur. Sons qui m’ont beaucoup inquiété avant que je n’en comprenne leurs origines. Un bief au pied de la maison, parfois silencieux, parfois glougloutant dans les herbes sauvages. Des mouvements de foule pendulaires, 5h du matin, 13h, 21h, les équipes qui sortent et rentrent, se croisent, des voix qui saluent, interpellent, rient, les commerces et les bars du coin, toute une vie ouvrière assez enjouée. Les voisins de la cité, des scènes de ménages, des enfants (dont moi) qui jouent sur la place… La fête de l’industrie, celle du 14 juillet et les jours précédents, qui déclenchait une grande liesse popularité, manèges pour enfants, stands de tirs et spectacles forains, aubades de l’harmonie municipale, repas et bals populaires, bataille géante de confettis, course cycliste et bars débordant de clients rieurs, jusque tard dans la -nuit…
L’usine friche Puis un jour, l’usine a fermé ses portes. Et tout s’est rapidement assoupi, sinon endormi, silence, herbes folles envahissantes, cité vidée, bâtiments en décrépitude, avant que de tomber en ruine. Le quartier s’est vidé de beaucoup de ses commerces et habitants, le plongeant dans une torpeur qui rompait tristement avec son ancienne pétulance. La fête du 14 juillet s’est tue et a pratiquement disparu avec la fermeture de l’usine et de nombreux commerces. Durant des années, la carcasse fantomatique de l’usine désaffectée s’est peut à peu dégradée, effondrée en partie. Aux beaux jours, nombre de chats ont fait de ces immenses cours et bâtiments déserts et enherbés, leurs terrains de chasse, et de drague printanière. Leurs miaulements rauques à la tombée animaient sauvagement les lieux. Les oiseaux eux aussi, ont profité de cet écosystème anarchique pour voleter et piailler joyeusement, en se méfiants toutefois des chats aux aguets. Et, plus subtile, dans un incroyable pointillisme, des crapauds des murs, ou accoucheurs, au joli nom d’alyte, égrainent leurs notes brèves, aiguës, perlées, faisant chanter l’espace en en marquant les moindre contours . Combien de fois me suis-je accoudé au balcon pour entendre leurs envoutantes polyphonies nocturnes.
L’usine travaux Vint un jour où l’usine fut démolie, le quartier en voie de requalification, des plans d’un futur jardin public affichés et de nombreuses visites sur site d’aménageurs, élus et entrepreneurs en BTP. Quelques mois durant, des machines désamiantèrent, rognèrent, fracassèrent, dans un chaos de sons et des nuages de poussière tenaces. Seule une cheminée, raccourcie par sécurité, sera conservée, comme vestige de l’ancienne usine, qui elle, aura totalement disparu sous les coups de boutoirs enragés d’immenses machines démolisseuses. Le quartier a tremblé et vibré, dans un ballet pétaradant des camions de gravats saturant l’espace… Un terrain vague, arasé, nivelé a fait place net. Des anciennes manufactures textiles, il ne restait plus qu’un terrain nu et pierreux, retrouvant un silence temporaire.
L’usine jardin Ce terrain vague, après être resté désert quelques mois, entouré de hautes grilles, s’est réaménagé petit à petit, renaturé, pour se transformer radicalement. Nouveaux sons de travaux d’aménagement, moins agressifs toutefois que ceux de la démolition. Des arbres et des pelouses on reverdi le terrain, après une dépollution des sols de rigueur. Des oiseaux se sont réinstallés plus bavards que jamais, heureux sans doute d’avoir retrouvé un nouveau lieu d’accueil. On entend maintenant le ruisseau autrefois masqué par les murs et les activités industrielles. En journée des enfants jouent, trottinettes skates et vélos glissent, crissent et claquent. Des promeneurs vaquent en devisant. En soirée printanière et estivale, des jeunes gens viennent se retrouver, y causer sur les bancs, et parfois animer l’espace de musiques dansantes. Moi-même, je m’assied souvent, juste au pied de chez moi, sur un banc de pierre, point d’ouïe hyper local d’où, en fin de soirée j’aime regarder, écouter, lire, rêvasser, griffonner quelques notes, et échanger avec les voisins. Un marché hebdomadaire s’est installé, et de nouvelles sonorités aussi, redessinant le paysage sonore du quartier. Parfois, sous sa grande halle couverte et résonante, un spectacle y est donné, un repas festif organisé Nouvelle vie, autres sonorités. En un bon demi-siècle d’observation, j’ai vu et entendu ce site changer d’état, se métamorphoser, aux rythmes des évolutions sociales et des réaménagements urbanistiques.
Chaque scénario offert Aux oreilles assoiffées Mais aussi apeurées Devrait être une histoire Si possible inouïe Une histoire paisible Dans le meilleur des cas Ou sinon turbulente Quand ce n’est virulente Des sons se télescopent Se frottent et s’entrechoquent Cacophonie d’enfer Des bribes insensées Se déplient fébriles Se replient insidieuses Éclatent sans retenue Comme des mots jetés Sur des pages griffées Des images bruyantes Aux confins de l’écoute Des souvenirs en devenir Des prédictions périmées Des choses pas encore nées Des gestations avortées Des chimères trépassées Des films à rebours déroulés Des évidences muettes Des tympans profanés Des oreilles déflorées Des mouvements figés Une cloche au battant suspendu Un cri gelé en bouche Une parole étouffée Un larynx enkysté Une attente d’on ne sait quoi Pourvu qu’elle se résolve En salves explosives En vivats incrédules harangues sans auditoire silences repoussés révoltes ravalées indignations bridées Ce qu’on ne peut entendre Ce qu’on ne veut entendre Et qui pourtant surgit Exultation bruitiste Rumeur exacerbée Paysages sonnés Orchestres désaccordés Timbres enroués Instruments saturés Machines dérèglées Des éléments furieux Eaux grondantes déchainées Tonnerres en écho infinis Fracas volcaniques éructants De l’inaudible à l’excès Des éclats foudroyants Une apocalypse orchestrée Un grandiose final éclatant Un sublime assourdissement Un béance sonifiée Afin que tout se taise Dans un vide sidéral
PAS – Parcours Audio Sensible nocturne – Loupian (34) Centre culturel O34rjj
Parce que l’écoute demande de la disponibilité, et que la disponibilité demande du temps.
Le temps de l’arpentage en l’occurrence, celui qui nous mesure à l’espace, physique et acoustique, matériel et sensoriel, topologique et symbolique, celui qui nous incite à y trouver notre place, sans rien précipiter.
Il nous faut nous glisser discrètement à notre place d’écoutant, celui qui désire se plonger dans les ambiances sonores, sans les brusquer, tout doucement, sans faire de bruit, ou très peu.
Nous nous sentirons notre place en prenant le temps de nous glisser entre, et dans les sons, de les laisser nous entourer, avec plus ou moins de douceur, et parfois de brusquerie, il faut en avoir conscience.
La lenteur est aussi dans la façon de marcher, donc d’arpenter, sans presser le pas, voire en le ralentissant de plus en plus, jusqu’à s’immobiliser (situation de point d’ouïe).
Les sons quant à eux, ne s’arrêteront pas pour autant, ils continueront leur ronde environnante, vivante et incessante.
Parfois cependant, il sembleront ralentir, comme dans le murmure d’un ruisseau courant, sans heurt, ni ressac, ni crescendo. Un flux reposant.
Dans une écoute attentive, le rythme est intrinsèquement empreint de lenteur, et si il ne l’est pas, il faudra la rechercher, la fabriquer même, en ralentissant franchement, contre vents et marées.
La nuit par exemple, est un moment propice à plus de lenteur, à des rythmes apaisés, enveloppés d’ obscurité, de demi-teintes, lumineuses et sonores. L’écoutant peut ainsi partir à la recherche d’espaces nocturnes, ceux peu habités, peu fréquentés, aux heures creuses, qui compenseront ses journées trépidantes.
Il peut aussi se frotter à des forêts profondes, là où marcher tranquillement, loin des routes aux flux énervés.
Dans l’idéal il peut également aspirer à une cité épurée de ses innombrables déchets sonores, de ses pollutions qui mettent l’oreille et le corps entier à mal.
La lenteur est, avec le silence, un amplificateur d’écoute, accueillie comme une respiration bienfaisante.
Exemple vécu, lors d’un PAS – Parcours Audio Sensible nocturne, dans un trajet de la place de la Croix-Rousse jusqu’à la place de l’Opéra, via les pentes et les traboules lyonnaises.
Distance : environ 1 km, zigzags compris.
Durée : deux bonnes heures.
Conditions : silence du groupe
Vitesse de déambulation : à peine 0,5 km/h, arrêts compris.
Taux de satisfaction des promeneurs écoutants : 100 %
La vitesse est sans doute, un vecteur d’inhabitabilité chronique, dans un monde qui file à grands pas vers l’insoutenable, en produisant un chaos lui-même de plus en plus inécoutable.
Il faut casser les rythmes trop effrénés, trop agressifs, pour réécouter, et au-delà, vivre et survivre au tumulte menaçant.
Il nous faut encore et toujours ralentir pour mieux entendre, nous entendre, pour tenter de mieux comprendre, pour que les paroles circulent sereinement, pour qu’on puisse en saisir la teneur, pour réduire les maltraitances de décisions et d’actions violentes et arbitraires.
La lenteur est un facteur qui conforte une pensée et une action collective pacifiée, ici celle de l’écoute, comme un acte écologique a priori anodin, néanmoins nécessaire au quotidien, en l’occurrence vers une écologie auriculaire et sociétale.
Le monde, y compris sonore, pour qu’il soit vivable, doit être pensé via une recherche d’apaisements, de ralentissements, d’économies de gestes et de réflexions, hors des réseaux épidermiques, frénétiques, générant des actions irréfléchies, à l’emporte-pièce. La recherche de paysages sonores vivables ne peut faire l’économie d’une éthique écoutante, fondamentalement relationnelle. Le plaisir de faire ensemble, de résister collectivement à un emballement sclérosant nos relations sociales, n’en sera que plus fort.
Pour conclure, les PAS – Parcours Audio Sensibles, offrent des arpentages de territoires, au fil d’expérimentations sensorielles, où la lenteur et de mise, jusque dans une certaine radicalité performative, néanmoins tout en douceur.
L’absence de tout dispositif technique, scénique, la simplicité du geste, son inscription dans un espace-temps non précipité, à la recherche de zones apaisées, militent pour une approche sensible, non invasive, non stressante, respectueuse des lieux arpentés comme des acteurs arpenteurs.
Résidence de création « Danser l’espace – Installer l’écoute » Sous les pommiers ba– Tourzel Ronzières
Marcher, écouter, retrouver, connecter Pour Sentir le sol sous ses pieds Sentir l’herbe, le bitume, la terre, les feuilles, le sable, l’eau, la boue, la roche Sentir nos silences envers le monde Les sons dans nos oreilles Les co-écoutants voisins L’écho répondant malin L’air dans nos tympans Sentir le temps reconnecter l’espace Sentir l’espace reconnecter le temps Le temps retrouver la lenteur Connecter les retrouvailles Les retrouvailles urbaines Les retrouvailles forestières Les retrouvailles villageoises Les retrouvailles océaniques Les retrouvailles fluviales Les retrouvailles nocturnes Les retrouvailles humaines Les retrouvailles diurnes Les retrouvailles animales Les retrouvailles végétales Les retrouvailles entre chiens et loups Les retrouvailles ventées Les retrouvailles montagnardes Les retrouvailles festives Les retrouvailles estivales, hivernales, automnales, printanières Les retrouvailles de soi Les retrouvailles en soi Reconnecter les alentours Nos sensibilités auriculaires Nos affects à fleur de peau Nos liesses inabouties Nos rencontres impromptues Nos nombreux inachèvements Nos espoirs malgré tout Nos mondes vacillants Et tous les mots pour le dire Et tous les mots pour tenter Et tous les mots pour oser Et tous les mots pour le faire Les mots sonnants comme des cristaux Les mots saillants comme des lames traçantes Creusant les sillons d’histoires nomades Colporteuses de sonorités furtives D’écoutoirs improbables Se perdre dans des méandres acoustiques Se rattacher aux phonèmes Se rattacher aux morphèmes Se rattacher aux monades Se rattacher aux nomades Se rattacher à l’ami confident, à l’autre Se rattacher à soi Se rattacher quoi qu’il en soit Rester connecté quoi qu’il arrive Ou se reconnecter sans cesse Là où se cache le paysage confus Fêter les retrouvailles vaille que vaille.
Un immense super-marché revisité de l’oreille en périphérie de la ville d’Istres Un groupe de promeneurs.euses écoutants.es Une tournée nationale de balades sonores via PePason Une artiste chercheuse doctorante, Caroline Boé Une recherche-action en chantier Des bruits envahissants Ceux que l’on écoute pas, ou plus Ceux qui pourtant sont omniprésents Insidieusement perturbants Un terrain d’aventure et d’exploration Le rayon hyper Grand Frais Des alignées impressionnantes de banques réfrigérées Des allées de frigos à casiers Des victuailles à perte de vue Un temple de la consommation de masse Des viandes, glaces, plats cuisinés, légumes emballés Le tout à satiété Débauche de couleurs dégoulinantes Et surtout pour nous Traqueurs de micros sons Une incroyable collection de sonorités réfrigérantes Ronronnements, vrombissements, cliquetis, souffles et soupirs Le vocabulaire peine à circonscrire le panel bruitiste Une variété d’objets sonores Qui seraient presque objets musicaux Si l’oreille les extrait du global Les scrute en mode rapproché Les examine en curieuse Parfois des ambiances organiques Ça respire sous les vitrines Ça gémit dans les casiers Ça ronronne au cœur des frigos L’expérience est pour le peu inouïe Performance dans un univers hyper marchandisé De charriots à gaver De tentations perfides Même la Muzak surpermaketisée est ici en partie gommée De mille souffles refroidissants Jusqu’au creux de l’oreille. Du grand Frais dans les esgourdes Mais pas vraiment l’air du large.
Depuis les années 60, l’émergence de l’écologie sonore, celle des arts sonores, investissant, via notamment le field recording, différents champs d’esthétiques audio-paysagères, le paysage sonore ne cesse de questionner nos rapports à l’écoute, au sens large du terme.
Néanmoins, certaines problématiques et hypothèses mériteraient d’être remises en question, ou tout au moins requestionnées, dans un contexte socio-politique et environnemental en pleine mutation, en pleine crise, c’est le moins qu’on puisse dire.
Des postures dichotomiques, tranchées, clivantes, entre le low-fi et le hi-fi (notions de Murray Schafer), le beau ou l’inesthétique, pour ne pas dire le laid, le bruit et le non bruit, le quantitatif et le qualitatif, le normatif et le sensible, l’artistique et la recherche…malgré toute les avancées techniques et intellectuelles, ont encore la vie dure. La notion de paysage sonore est régulièrement remise en question, jusque dans la reconnaissance du terme, et au-delà, des pratiques qui lui sont liées, refusant ainsi de considérer le dit paysage dans toute sa complexité. Cette complexité qui en fait non seulement son grand intérêt, mais justifie une recherche-action potentiellement fructueuse à bien des niveaux. Les cloisonnements entre l’artistique, la recherche, l’aménagement, les approches sociétales, malgré de nombreuses tentatives d’ouverture, restent entravées de querelles de clochers, de contraintes voire des barrières économiques, des critères de non « rentabilité », du scepticisme, des lourdeurs administratives, par la peur de « l’aventure »… Les outils de lecture et d’écriture, tels le soudwalking (marche écoutante), le field recording (enregistrement de terrain) sont peu considérés, et guère envisagés dans des approches transdisciplinaires, voire indisciplinées, susceptibles de produire tant des créations esthétiques, que des leviers d’action sur le terrain. Le questionnement écologique reste empêtré dans des approches environnementales, coincé dans une écologie sonore moralisatrice et punitive, qui ne tricote pas les aspects esthétiques, économiques, territoriaux, sociétaux, patrimoniaux.. La pensée décloisonnée, plus proche d’une écosophie guatarienne, d’une écologie de l’écoute, de l’écoutant, et des milieux écoutés, fait souvent cruellement défaut. Entre une vision esthétiquement édulcorée et une approche techniquement aseptisée, reste à trouver des espaces de dialogue où les différences trouveront un terrain d’entente fertile.
Plus de trente ans de questionnement et d’expérimentation sur le terrain, de transmission, de « bidouillage » pédagogique, de rencontres et de chemins de traverse, entre festivals, collectivités territoriales, groupes de travail, écoles et universités… pour en arriver à un constat a priori si négatif. Et pourtant, le fait que tant de voix hybrides restent à explorer, à expérimenter, que tant de cloisons restent à abattre, de bien-être à défendre, de communs à partager, font que, plus que jamais, dans des temps agités, le paysage sonore reste une entrée à privilégier pour un bon, ou un meilleur entendement.
S’installer ailleurs, ici, c’est refaire la géographie de ses déplacements, de ses regards, de ses rencontres, et aussi de ses écoutes. Se mettre en lieu, se familiariser avec les rues, les collines, les arbres, les cloches, les ruisseaux, une posture que connaissent bien ceux qui viennent d’emménager dans un nouveau lieu, ou qui ont la bougeotte, le nomadisme dans le sang. Dans ces périodes dépaysantes, nos sens lancent des tentacules pour palper le territoire, chercher les aspérités où s’accrocher, les aménités rassurantes, des ancrages sensoriels. Il nous faut connaitre de nouvelles voix, de nouveaux visages, de nouvelles affinités. On peut jouer le touriste béat, aimant à se surprendre au fil de nouveaux bancs, d’où observer, entendre, rencontrer. Se poser dans l’espace nouvellement habité demande une volonté d’accueillir pour être accueilli, de s’acoquiner avec les volées campanaires, les oiseaux dans le parc, le marché qui s’installe, les passants riverains… Avec les nouveaux points de vue, les nouveaux points d’ouïe. Une ouverture nécessaire pour bien vivre de nouvelles aventures sensorielles Les rythmes des lieux sont chaque fois singuliers, au fil des heures et des jours, des saisons capricieuses. Ici, le tracteur agricole déboule dans un ferraillement dantesque, mais exit le camion poubelle au lever du jour, pas de risques de grèves d’éboueurs non plus, les habitants gèrent eux-même leurs déchets, tant bien que mal. Ici, la nuit est presque silence, apaisée, tout au moins au sortir de l’hiver. Après, nous verrons et entendrons. Ici, une petite rivière chante tout près, si la pluie veut bien lui donner de la voix. Son bief détourné n’alimente plus aucunes usines, elles se sont tues au fil des ans, jusqu’à disparaitre corps et bien du paysage. Les métiers à tisser sont partis loin, laissant la ville plus silencieuse, peut-être même un peu trop. La trépidance n’est pas de mise, tout semble avoir baissé de plusieurs tons, des décibels assagis. Le rythme général semble ralentir en même temps que les vacarmes se font rares, jusqu’à prendre le temps de se saluer dans la rue. En quelques pas, veaux, vaches moutons porcs, chèvres et poulets meuglent, bêlent, caquètent, concerto campagnard sur fond de collines herbeuses. Le verts des prairies va s’échouer contre les forêts de Douglas qui peuplent les hauteurs. Au loin, un train gronde en scandant l’espace d’itérations claquantes. D’une ville ou d’un village à l’autre, chacune et chacun son histoire, que les sonorités du cru contribuent à écrire. Tout se met en place, puzzle de sons qui s’assemblent pour construire un théâtre sonore ambiant qui peu à peu, nous deviendra familier. Chercher à dire ce qui était mieux avant, ailleurs, où ce qui a notre préférence ici n’a guère de sens, les géographies sensibles étant ce qu’est le son. Mieux vaut bâtir son propre paysage sonore sur la curiosité de découvrir de nouvelles scènes auriculaires, des sources d’écritures renouvelées, d’expériences situées, qui vont venir rafraichir nos petites habitudes. Petit à petit, la géographie d’une bourgade sonnante se fera plus précise, les ambiances deviendront signatures, repères, peut-être jusqu’à s’effacer de nos radars sensibles, lorsque l’imprégnation les aura gommer du quotidien, les rendant alors inaudibles, comme un décor trop entendu. Néanmoins, faire l’exercice du dépaysement auriculaire est toujours un jeu plaisant, pour ne pas trop vite entrer dans une indifférence où les oreilles ne s’étonnent plus de rien.