IMPERMANENCE, subst. fém.
Caractère de ce qui n’est pas permanent, de ce qui ne dure pas. (CNRTL)
Il y a quelque temps déjà, lors d’une résidence artistique dans une petite ville Suisse, Le locle, nous avons, avec ma comparse Jeanne Schmid, aiguisé nos yeux et oreilles par le prisme de l’impermanence. Croisons l’image et le son, la relecture « Écoute voir Le Locle ! » en binôme, de cette cité horlogère et montagnarde, nous a très vite suggéré de nous attacher aux côtés éphémères du site, mais aussi, en contre-partie à ses résistances. De l’érosion spatio-temporelle à la résilience, il n ‘y a qu’un pas, ou en tous cas une distance franchissable à l’aune de l’observation sensible, processus phénoménologique qui a déjà fait ses preuves.
La première impermanence que nous constatèrent fut celle de l’eau. Élément structurant du paysage, avec près de 30 fontaines, des ruisseaux, une chute/cascade souterraine géante qui actionne d’anciens moulins, l’aquatique fabriquait un paysage rafraichissant et vivifiant, via le regard, l’écoute le goût et le toucher, des rythmes, des flux, des séquences… Tout au moins au début de notre séjour puisqu’à mi-parcours, toutes les fontaines furent mises à sec, en prévision de la saison froide arrivant. Et toute une partie de la cité retomba dans une sorte d’engourdissement sonore pré-hivernal. Qu’une seule onde vous manque et beaucoup de choses (sonores) sont dépeuplés. Une mosaïque de jalons, de repères auditifs, quadrillant la cité, faisant parcours, devenait alors, pour un temps de surprise, plus présents dans leurs subits silences. Un effet frigo, celui de l’oreille qui se rend d’autant plus compte de sa présence lorsque son moteur s’arrête brusquement, laissant dans la mémoire et dans l’espace comme une rémanence auriculaire. Et cela à l’échelle de la ville. Fort heureusement, nous avions instinctivement capté sons et images avant cette extinction ponctuelle. Impermanence en coupures ponctuelles.
Pour ce qui est du ruisseau, le Bied, qui traversait la ville de part en part, dans toute sa longueur, une forme d’impertinence l’affectait également. Non pas celle d’un tarissement de ses flots dû à une période de sécheresse, se qui pourrait arriver, mais plutôt générée par une coupure, une rupture de son lit, du fait du recouvrement de ce dernier lorsqu’il traverse le centre ville. il disparait ainsi de notre vue, comme de notre écoute, de notre perception sensible, perdant contact avec une ville qu’il arrosait jadis à l’air libre, devenant un flux souterrain qui le fait disparaitre du paysage pour ressurgir en sortie de bourgade. Ce qui nous le verrons n’est pas sans incidences.
Donc sur le paysage aquatique plusieurs formes, instables par définition, d’impermanences, de disparitions par coupures temporelles, tarissements, recouvrements géographiques, enfouissements…
La deuxième forme d’impermanence que nous constatâmes dans un même temps, fût temporelle. Dans le sens chronométrique du terme, celui de la mesure, du fractionnement, de l’étalonnage, de la marque, de la division du temps. Les années, mois, heures secondes sont au Locle prétexte à un économie, à un savoir-faire historique, celui de l’horlogerie, et qui lus est de l’horlogerie de luxe et de précision. Cette spécificité artisanale es associée à la conception et à la production de tous les mécanismes de mécanismes, machines chronométriques, de la montre à l’horloge monumentale, qui façonna Le Locle, jusque dans ses incroyables architectures de fabriques horlogères, aujourd’hui classées au Patrimoine Mondial de l’Unesco. Une ville tic-tac, bien que le son soit plus dans la virtualité de nos tête que dans l’espace sonore « réel ». Si ce n’est que de pénétrer dans un atelier de décolletage pour se frotter aux sons des machines ciselant le métal.
S’il est un symbole de l’impermanence c’est bien la fuite inexorable du temps, celle qui nous entrainant tous vers une disparition programmée, et nous la rappelle régulièrement. Et là je parle bien de l’individu, et non pas d’une humanité prise dans les courants vertigineux de l’Anthropocène. Ce qui est une autre problématique éminemment contemporaine. Notre entourage, avec ou sans montre, notre physique, le rythme des saisons d’endormissements en réveils, marquent de façon indélébile l’usure du temps, fussions nous à l’aube d’un quelconque transhumanisme, ne nous épargne pas.
Ici, marques du temps si je puis dire, plus géographiquement prégnantes avec l’arrivée du numérique. En effet, beaucoup de ces belles fabriques de mécanismes de précision fermèrent. Aujourd’hui friches industrielles, ou en voie de reconversion. Gageons que le paysage sonore, celui vers lequel je tourne le plus souvent mon attention, mon oreille, dut également être sensiblement modifié par la disparition de certaines grosses entreprises, ou leur restructuration, par la modification de lux humains, résultante des rythmes de travail, et ceux des flux automobiles saturant la vallée, en emmenant une cohorte d’ouvriers travailler hors la ville.
Toujours au final des questions de rythmes, de flux, et d’incontournables temporalités.
Une troisième forme d’impermanence fut décelée au travers l’effondrement d’une partie des bâtiments du centre ville, dans sont axe longitudinal, avec des demeures très lézardées, fragilisées, jusqu’à leur écroulement possible, voire parfois provoqué par mesure de sécurité. La cité, construite sur une vallée marécageuse, gorgée d’eau en surface et dans ses entrailles, et un ruisseau recouvert, celui que j’ai évoqué plus haut, bougeait sur ses assises. Ces tressaillements géologiques, accentués par les phénomènes karstiques des hauts plateaux jurassiques, et le « gruyère » souterrains de grottes et de failles, malmenaient d’imposants bâtiments de pierre qui pourtant semblaient vouloir, de par leur monumentalité minérale, défier le temps, justement. Des sous-sols mouvants mettaient en péril un axe architectural central de la cité. Les travaux de consolidation se sont révélés énormes, nécessitant la mise en place de pieux s’enfonçant jusqu’à la roche mère pour assurer la stabilité des bâtiments. Ces travaux-même du reste faisaient entendre au cœur de la cité des efforts de résistances, de résilience pour des reconstructions qui fassent front aux dégradations ambiantes. Un alliance du temps et de l’eau, qui érodait une partie de la ville, et quand j’emploie ici cet imparfait du récit lié à notre résidence, je pourrais tout aussi bien employer un présent qui relate un état de fait toujours d’actualité.
Cette seule petite ville de quelques dix milles âmes nous semblait finalement un condensé d’impermanences paysagères, industrielles, architecturales, sociales, qui donnaient du reste du grain à moudre à notre récit… Même si, bien sûr, l’écriture sensible, esthétique de nos regards et écoutes croisées peuvent donner impression de forcer le trait, ou tout au moins d’en accentuer ou d’en révéler singulièrement des saillances émergentes.
Dans un deuxième contexte, le travail que je mène désormais autours des jardins sonifères, espaces verts re-naturés, paysages paysagers, comme des espaces oasis acoustiques, surtout en milieu urbain, me permets également d’appréhender, ou plutôt d retrouver de nouvelles impermanences. Ces états fragiles participant très nettement à la construction-même de paysages, qu’ils soient paysages jardins ou paysages sonores, ou bien au final les deux, dans une acception hétérotopiquement foucaldienne de l’espace.
Le jardin lui-même, celui agencé via des topographies remaniées, la distribution de circulations piétonnes, la plantation de végétaux, la pose de clôtures, des aménagements aquatiques, des jeux d’enfants, ouvrages d’art et autres fabriques, architectures exotiques, folies… est un espace en perpétuel évolution. Tout jardinier qui se respecte sait agencer des formes et des couleurs végétales qui évolueront sans cesse, au fil des saisons, des feuillages caduques ou non, passant d’une multitude de verts à des ocres infinis, jusqu’à joncher le sol de tapis crissants sous nos pas. Des floraisons alternées, de la vigueur printanière à la sécheresse des tiges fanées, toujours entre naissance, croissance et déclin, voire joyeuses renaissances post-hivernales pour les vivaces. Faut-il y voir ici une sorte de métaphore à destination des civilisations, plus fragiles qu’elle n’y paraissent, car nombre de jardins et d’arbres leurs ont survécus, quand ces derniers n’ayant pas enfoui et effacé leurs traces, y compris les plus monumentales.
A un niveau plus modeste, plus terre à terre, dans le jardin, un coup de vent suffit à faire chanter joliment les peupliers trembles (Populus Tremula) les bien-nommés, comme les roseaux bruissants sous la caresse d’Éole.
Une petite cascade que quelques empierrements contribueront à construire, viendra perturber un cours d’eau glougloutant, qui pourra d’ailleurs se tarir et de fait se taire au plus fort de l’été.
Une glycine, outre son parfum enivrant, bourdonnera de mille insectes butineurs, avant que de rendormir dans un discret silence… Un sorbier attirant les passereaux qui raffolent de ses fruits engazouillera ses alentours de joyeux pépiements… Des compositions qu’un jardinier sait agencer pour ces effets sensoriels, même s’il n’en maitrise fort heureusement pas tous les paramètres.
Souhaitons en tous cas que ces image, y compris sonores, ces paysages sensibles, persistent encore dans un long terme.
Nous pouvons rajouter ici où là, empruntant à des traditions ancestrales, des mobiles éoliens, harpes éoliennes elles aussi, et pourquoi pas quelques Shishi-odoshi, marquant une sorte de scansion rythmique dans un flux temporel incessant, comme s’il tentait par ce micro mouvement perpétuel, de balancier percutant, de lutter contre l’impertinence ambiante. Des pointillistes sonore éphémères.
Bref, le jardin botanique, paysager autant que sonifère sera, quelque soient ses forme, ses courants esthétiques, ses usages, plus ou moins naturellement, contraint aux changements du temps, des saisons, des caprices de l’homme, à se pourvoir ou départir de couleurs, senteurs, choses à caresser, à goûter, à écouter. Contraint à une joueuse et naturelle impermanence que celle-là.
Comme toute nature vivante, fût-elle ici la plus artificielle, la plus artialisée disait Montaigne, le jardin est une forme impermanante par excellence, une instabilité chronique à demi apprivoisée, ce qui en fait du reste son immense charme. A l’instar d’une peinture figeant le regard du peintre sur un paysage immobilisé, presque fossilisé, le jardin, de sa conception à sa friche éventuelle, connait et entretien une vie bouillonnante, et la partage à nos yeux et nos oreilles, voire à tous nos sens comblés. Et plus grande est parfois l’absence de gestes trop paysagers, la déprise des tiers-paysage chère à Gilles Clément, plus grande est la biodiversité résultante d’espaces dé-laissés en friches fertiles.
Comparée à l’impermanence sociétale, voir d’une humanité qui semble proche d’un certain chaos climatique, social, politique, vue sous un angle collapsologique, celle du jardin paysage semble plutôt rassurante, voir même vivifiante et stimulante. Si la situation sociale et climatique ont de quoi, à juste titre, à nous inquiéter, le jardin qui ne cesse de se transformer, quelque part de se régénérer, quand il n’est pas nourricier, peut nous apporter des formes d’aménités apaisantes. En centre ville, poumon vert, oasis acoustique nous coupant, ou atténuant le flot incessant des moteurs, espaces où la communication orale est aisée, agréable, lieu de détente, de repos, de rencontres, d’activités physiques, de douces méditations, sur un banc ou une pelouse, à l’ombre bienveillante d’un chêne séculaire, le jardin paysager nous offre un point de répit, havre de paix, ou tout au moins d’apaisement. Face à une impermanence déstabilisante, et parfois anxiogène de la cité, de mégalopoles titanesques, les îlots de verdures et leurs douces impermanences nous offrent de généreux contrepoints sensibles, remparts aux tensions d’hyper architectures impersonnelles et de dégradations climatiques et sociales de plus en plus flagrantes.
Si le paysage, au sens large du terme, est voué, à plus ou moins long terme, comme du reste ses résidents et la planète entière, à une forme d’érosion, d’enfrichement, d’effondrement inéluctable, mais n’est-ce pas là un retour à une « saine sauvagerie initiale », certains espaces proposent encore, dans leurs constantes variations sensibles, des lieux protégés où peuvent se ressourcer nos yeux, nos oreilles, notre corps fatigué, notre pensée aux aguets. Charge à nous d’entretenir et d’exploiter leur potentiel ressourçant, ballottés aux centres d’impermanences grondant en sourdine l’annonce un chaos en chantier.