Aux premiers jours du numérique ultra mobile, des enregistreurs légers, des cartes SD et disques durs quasi invisibles, la tentation fut grande de dégainer les micros à tour d’oreilles. Puisque la qualité était au rendez-vous à moindre sous, et tenait dans la poche, ou presque, on captura sans modération quelques milliers de Giga Sounds, sans compter, et parfois sans y réfléchir plus avant.
A l’heure du dérushage, que le grand tri me croque ! Et puis que faire de tout cela ? Que garder, que jeter, que recycler ? Quel sens à cette débauche addictive ?
Alors Desartsonnants s’assagit, ou en tous cas tenta de le faire. De moins en moins, il tendit ses micros frénétiquement, à chaque son semblant intéressant, exotique, digne d’entrer en collection.
Certes, il rata, et rate encore, de belles séquences qui lui filèrent sous l’oreille, mais il faut raison se faire, l’exhaustivité n’est pas une fin en soi, et n’est même pas de ce monde post-encyclopédistes, malgré tous les efforts illusoires de la toile. Et puis la chose manquée a parfois du bon en nous poussant à une forme de résignation bienveillante.
Fini donc la voracité dévoreuse du moindre bruit, place au projet narratif non dopé à la sonotonine.
D’abord, les oreilles en avant. Un temps d’apprivoisement du local. Une immersion dénichant les ambiances où il fait bon s’entendre, ou pas… Un arpentage à oreilles nues, sans appareillage ni extension, de quelque genre que ce fut.
Et puis le sujet. Ou la multiplicité des sujets. La forêt, la montagne, la prison, l’hôpital et leurs fictions, la ville et ses frictions, les mémoires d’un lieu, d’un collectif vivant, ou de choses disparues… Les imaginaires, les perceptions, les ressentis… Les colères, les résistances, les militances…
Comment s’entend-t-on, mieux je l’espère, avec des petits bouts de territoires fragiles, et tout ce qui y co-habitent, en y posant respectueusement nos esgourdes.
Qu’en dire au final, que raconter sans trop se perdre, ou bien au contraire en s’égarant joyeusement, en dérivant sciemment ?
Passée la fièvre du tout capter, les micros seront tendus à bon, ou à meilleur escient, enfin je pense, quand l’histoire se tissera sans enflure boulimique.
Parfois-même, seule l’oreille suffira. Ou bien une trace écrite se substituera au son trop retord, ou trop intime, ou trop impalpable, quasi insaisissable, furtif dirait Damasio. Le récit n’en sera pas pour autant appauvri, mais bien souvent plus construit, plus alerte, évitant de noyer le propos sous une avalanche sonore dégoulinante.
La matière sonore, épurée d’une surenchère consommatrice et productiviste, dans l’air du temps, de l’insatiabilité techo-geek, du podcast en série, au kilomètre, ne poussera plus le capteur de sons a des excès, des démesures ratissant tout sur leurs passages.
Les oreilles non gavées digèrent mieux que celles sur-engraissées, et deviennent sans doute plus sensibles aux douces trivialités et fragilités du monde.
Sans prôner une sobriété moralisante et déplacée, la modération des micros tendus à tout-va, est un geste de ralentissement, dans une société effrénée. Si modeste soit-il, il participe à une prise de recul, parfois de conscience, passant aussi par les oreilles.
C’était après avoir dévoré l’intégrale des nouvelles de J.G. Ballard, un pur chef-d’œuvre d’ailleurs. À plusieurs reprises, y est question de plantes soniques, et de sculptures chantantes, plus ou moins maléfiques, selon les cas, souvent dans des univers aux beautés glacées, aliénantes. Avec un zeste de paysages façon Lovecraft, aussi beaux qu’inquiétants.
Ce fut donc un rêve, je pense, ou plusieurs.
Je me suis retrouvé sur une sorte de chemin capricieux, assez indéfinissable dans une topologie précise. Mer, montagne, ville, non-lieu, espace mouvant ? Une vision indécise, fluctuante, fragile, comme dans bien des rêves. Les sculptures néanmoins étaient bien là, soniques. Elles ressemblaient, je crois me souvenir, aux magnifiques ensembles de Christian Lapie, ces fantastiques Ombres guetteuses, dressées dans de vastes paysages. Sauf qu’elles n’étaient plus dressées silencieusement, souvenirs émergents d’on ne sait où, entre ciel et terre, mais bel et bien sonores. Elles émettaient un chant, de mémoire éthéré, mélopées de sirènes égarées dans des prisons gangues de pierres, ou d’une autre matière lisse et compacte. Mais là encore, ces sons restent pour moi très fugaces, comme les « vrais » d’ailleurs, mais sans doute un peu plus immatériels, énigmatiques. Des lambeaux auriculaires flottants sans jamais s’accrocher nulle part. Je les entendrais plutôt médium aigus, lamento plaintifs, enfermés dans une coque de pierre à la fois brute et travaillée, comme des sortes de génies dans une amphore qui imploreraient qu’on les libère. Ce que je n’ai pas fait du reste. Mais l’aurais-je pu ? Cet univers était ambigu, entre sérénité et oppression. L’ambiance évoquait celle d’un Ballard transposé on ne sait où, ni quand, bien loin d’un concert apaisé, même avec une esthétique un brin land art.
Je ne sais pas combien de temps j’ai côtoyées, écoutées, ces statues sonifères, ni comment je les ai quittées d’ailleurs…
J’aurais aimé les retrouver, ne serait-ce qu’une fois, au hasard d’un chemin, d’une nuit, d’un autre rêve… Ce ne fut pas le cas jusqu’à ce jour. Peut-être que le fait de les ré-évoquer ici fera qu’elles entendront ce qui peut être un appel, une curiosité encore avivée, et me convieront de nouveau à cette étrange et lancinante promenade, guidée par leurs voix de nulle-part.
Publié dans DiscutsN°20, hiver 2016, le magazine des manipulations sonores, sur une invitation d’Alexis Malbert aka Teptronic Version revue octobre 2020
Une forêt peut-elle se cacher derrière un arbre ? Ou inversement ? Un son peut-il se cacher en forêt ? Une forêt dans les sons ? Qu’en dire, qu’en ouïr ? Marcher suivant son instinct Au risque de s’égarer Sans cailloux baliseurs Croiser et écouter l’Ogre Baba Yaga Le roi des Aulnes l’esprit des Sylves Le Grand Méchant Loup GML pour les intimes Les Sept Nains, grincheux compris Pelleas ou Mélisande Ou les deux Le chêne séculaire Le saule, éternel malheureux La biche innocente, quoique… Et tous les esprits frictionnels Qui nous feront voir de quel bois ils se chauffent Et tous les oiseaux nicheurs et dénicheurs Les coucous squatteurs Les pies cleptomanes, de pis en pis Et tous les Elfes, lutins, Hobbits, korrigans, Génies verts, Naïades, Walkiries, Nymphes, Ondines, Échos, Esprits siffleurs, frappeurs, tapageurs…
Choses racontées de souche à oreille Les feuilles grandes ouvertes, ou vertes En embûchcade Des bois sons Hydres à temps Jeux très bûches !
Tout cela fait un sacré boucan ! Une rumeur entretenue de vents Balayée d’orages, saccagée de grêle, assoiffée de sécheresse, Laissant du bois mort, desséché, moussu… Tout ce qui craque sous nos pas Même le verni de l’histoire sylvestre
Sève qui peut !
Mais ça sonne quand même bien !
18 octobre 2022, PREAC Les fictions de la forêt, Permanence de la littérature, forêt de La Double, Cali de Libourne
Deuxième journée en forêt de la Double, dans le libournais, avec des enfants des écoles voisines.
Matin Ciel bas, très sombre, chaleur lourde et atmosphère humide. Ce qui devait nous arriver nous arriva. Tout d’abord, quelques gouttes clapotantes. Puis une petite pluie. Suivie d’une bonne averse. Les arbres nous pleurent dessus. Le sol devient spongieux. Il pleut, vraiment. Les sons aquatiques feront partie ce matin du paysage, bon gré mal gré.
Midi. Tout bascule. Le vent tournant chasse nuages et ondées. De superbes trouées de soleil colorent les bois. Exit les sons pluvieux.
Constat Sous le soleil ou sous la pluie, la forêt reste néanmoins très décevante à l’écoute. Loin de ce que l’on peut en imaginer, avec des nuées d’oiseaux, des sons forestiers… Les oiseaux se taisent, ou sont partis vers d’autres cieux. La forêt n’est pas du tout spectaculaire à l’oreille, voire se révèle désespérément silencieuse.
Rumeur autoroutière au loin.
Mais les enfants ont des ressources, beaucoup, sans forcément qu’on leurs suggère, pour combler les vides, faire chanter les lieux, faire paysage.
Ayant plus ou moins consciemment intégrés les jeux d’écoute proposés en début de promenade, ils vont chercher les micros sonorités, faire sonner la forêt en la percutant, bruitant, ébauchant des histoires où l’imaginaire fera chanter les sylves…
Je suis toujours surpris de leur façon de tisser un récit, fut-il sonore, à partir de presque rien, du trivial, qu’il faut aller chercher dans les recoins les plus cachés de l’auricularité.
Au creux d’une souche, sous les mousses toutes douces, dans les feuillages bordant le chemin…
Devant moi, à nuit tombante, coule la Dordogne sableuse, ocrée, en silence.
Il faut s’en approcher tout près pour entendre ses remous bruisser, des flots brisés par les piles du pont historique.
Une cloche, celle de l’Hôtel de ville sonne un carillon de Westminster, tronqué. On attend vainement la fin qui ne viendra pas.
Lui répond, quelques secondes plus tard, celle de l’église Notre-Dame de l’épinette, un très joli nom qui sonne bien, dont la flèche a été, par sécurité, provisoirement décapitée.
Les cloches sont néanmoins restées en place, et donnent encore de la voix.
Ces deux bâtiments sont dans mon dos, et pourtant j’entends leurs sonneries contre les murs d’en face.
Magie des effets acoustiques en miroirs.
Il fait très doux ce soir.
Des promeneurs, des familles longent le quai en contrebas en devisant.
Les enfants courent et crient, insouciants.
Un chien aboie à ma droite, assez loin, et ses jappements trouvent de beaux échos contre le parapet du vieux Pont de pierre, à ma gauche.
Autre magie des effets sonores déroutants.
L’obscurité s’étale doucement sur Libourne, de paire avec l’amortissement sonore.
Des groupes d’enfants des écoles de la Communauté d’agglomération sont invités à marchécouter. Dont une classe unique ULIS ce jour.
Un conte, des contes, des histoires, Tendre l’oreille vers les arbres Des arbres qui tendent l’oreille vers nous Bienveillance mutuelle Être écouté par la forêt Jouer avec ses sons Retrouver le silence, même fragile Installer l’écoute S’installer dans l’écoute Cueillir des sons Être cueilli par les sons
Caresser, éteindre, s’adosser Esprits de la forêt Ausculter des matières, des mousses et des écorces Raconter Bruiter Jouer
La pluie s’en mêle L’oreille s’emmêle Ça crépite Les feuilles chantent Micros sonorités
Mixage Les pas écrasent les branches, crépitement La pluie sonne la forêt, crépitement L’oreille doute Crépitement
Micro installation éphémère Des sons exogènes Cloches, voix, oiseaux fantasques Le vrai du faux, et vice versa Installer l’improbable Échanger sur le vécu, l’entendu Échanger sur l’imaginé
Réactions L’’imaginaire de l’expérience, et vice et versa La spontanéité d’une fraicheur sylvestre Se retrouver avec l’autre, nous, eux, les arbres Entendre les crépitements entre gouttes d’eau et marche spongieuse Entre pluie, vent et soleil Entre réel et rêvé
Deux heures ça passe vite Quitter la forêt Retrouver le bus Garder l’empreinte, on espère L’expérience d’un moment Une traversée sylvestre unique La sensation du pas sur l’humus De l’oreille buissonnière L’appel et de l’accueil de la forêt
Départ de Lyon Ronronnement 7 heures de bus Ronronnement Ça berce On l’oublie Òn somnole De beaux paysages Ronronnement
Arrivée Promenade sur le port fluvial Nocturne Petite pluie intermittente, vent, Crépitement Marche, un grand besoin après cette traversée assise
Ronronnement Un méga truc flottant illuminé Amarré Un truc flottant pour touristes fluviaux flottés Aventuriers peinards de la rivière Dordogne Ronronnement Les moteurs alimentent les lumières à bord Ronronnement Et celles du dehors Le port n’a pas assez de ressources électriques pour cela Ronronnement Donc les moteurs tournent Tournent Tournent La nuit durant Ronronnement C’est agaçant, voire plus, quand on sait Ronronnement Heureusement, la pluie plique et ploque Sur le vieux Pont de pierre La Dordogne au dessous Plic ploc Ça fait du bien Tout Ronronnement cessant Ça fait du bien.
Le plus difficile est de sortir des sentiers battus, fussent-ils auriculaires, de tordre des approches audio-paysagères pétries d’habitudes, d’infléchir des situations et actions pédagogiques qui s’usent au fil des répétitions et déclinaisons, d’aller là où la logique descriptive ne se suffit plus. Il ne s’agit pas de tout remettre en question, encore moins de faire table rase, mais juste de tenter un pas de côté, un coup d’oreille décalée.
Je teste ces temps-ci des approches convoquant ce que je nomme des hypothèses de situations (d’écoute) improbables.
Ces dernières sont issues d’inspirations plutôt littéraires, voire philosophiques, grand merci aux dadaïstes et autres oulipiens qui n’en finissent jamais de me surprendre et d’apporter de l’eau au moulin.
Voici, en vrac et sans commentaire, quelques unes de ces hypothèses, pensées présentement en milieu urbain, mais transposables dans d’autres contextes.
Imaginons que, plus nous écouterons la ville, plus cette dernière nous écoutera.
Imaginons que, plus nous allons nous repérer, écrire et cartographier nos cheminements d’écoute, plus nous allons nous égarer, égarer nos sens, principalement celui du bien entendre.
Imaginons que toute logique, tout programme d’écoute, sera contre-productif, que seul l’aléa, l’irréfléchi, le non pensé, l’improviste, puissent nous aider à construire de l’oreille des paysages viables.
Imaginons qu’il nous faille plonger dans le trivial, le « minumental », l’infra-ordinaire, pour concevoir une globalité sonore digne de ce nom.
Imaginons que, pour chaque son choisi comme intéressant à l’écoute, il nous faille lui opposer un autre qui serait plus ou moins son contraire, la face inversée d’un miroir acoustique, son binôme inséparable qui le ferait exister.
Imaginons que les situations auriculaires traversées, vécues, expérimentées, ne se traduisent que par des faits, actions et écritures non sonores, silencieuses, usant d’autres média, voire que le silence y suffise.
Imaginons que, pour révéler un paysage sonore, le faire vivre, il faille le contaminer in situ par une série d’événements improbables, inattendus.
Imaginons moult autres situations et hypothèses improbables…
Ajoutons enfin une dernière contrainte, celle que les postulats énoncés doivent s’inscrire dans un parcours non virtuel, expérientiel, vécu à l’échelle de la ville, et du corps, contextualisables et partageables.
Décaler le regard, changer l’angle d’écoute. Nous pouvons marcher dans une forêt en prenant conscience que nous écoutons la forêt. Nous pouvons également marcher dans une forêt en prenant conscience que la forêt nous écoute.
Le fait que j’écoute la forêt autant que cette dernière m’écoute remet en perspective des modes de perceptions et de nouvelles approches en miroirs.
J’ai transposé le cadre de ce postulat pour le penser également en milieu urbain, ou ailleurs, de façon à, dans un premier temps, poser des questions de postures, imaginer des possibles, avant que de les expérimenter.
J’en resterai ici au stade du questionnement, l’expérimentation étant en gestation.
Écoutant d’une ville, à la foie écoutée et écoutante.
Mais pour quelles raisons une ville, tout comme une forêt, ou d’autres lieux, m’écouteraient-ils ?
Certainement pas parce que j’y parlerais plus fort que tout autre habitant, promeneur, oiseau, plus fort même qu’un puissant orage. Ce serai là une bien fâcheuse manière d’être et de se faire entendre, pour le moins inécoutable, inentendable, indéfendable. Une surenchère qui violenterait l’écoute comme les choses écoutées.
Une ville ou une forêt m’écouteraient-elles parce que ma pensée, ma réflexion, mon discours, ma façon de marcher et d’écouter, seraient plus affinés, plus intelligents que d’autres ? Très présomptueux cher ego ! Surtout si l’on pense qu’un raisonnement vaniteusement égocentré rend plutôt sourd que réceptif à nos milieu de vie. Là encore, argument irrecevable.
Pourtant, je persiste à croire qu’en écoutant, nous sommes, réciproquement écoutés, entendus, non pas forcément par des seuls personnages, animaux, mais par des lieux traversés, habités, esprits-oreilles de la forêt comme de la ville, d’une rivière, d’une montagne, d’un océan…
N’y voyons pas là un délire paranoïaque, une écoute surveillante, totalitaire, omniprésente, liberticide, qu’il faudrait fuir et contrer par une furtivité damasonienne, mais plutôt une forme de réciprocité sensorielle positive car bienveillante.
Pensons une auricularité aller-retour, comme une forme d’aménité altruiste, écho-logique en quelque sorte.
Imaginons des écoutes partagées, en miroir, intrinsèquement omniprésentes depuis… la nuit des temps.
Considérons que l’espace acoustique ambiant, souvent inentendu, négligé, si ce n’est malmené, accueille en son giron tympanesque, à partir du moment où on se met à l’écouter, nos rêves les plus fous, nos utopies les plus joliment sonores.
Poussons plus loin le bouchon, jusqu’à envisager que d’innombrables musiques inouïes, nous sont susurrées si on sait les percevoir, les accueillir, en retour de nos envies de trouver des équilibres harmonieux, là où le chaos, la cacophonie, le brouhaha s’installent. Une forêt, et même une ville, nous proposant des oasis sonores apaisants, où il fait bon écouter, échanger, rêvasser…
Prenons le cas d’un musicien tendant une oreille curieuse, et qui serait écouté en retour, gratifié de mélodies inouïes; un architecte de formes d’habitats jamais vus, et un paysagiste, un philosophe, un soignant, un gardien de parc public, un enseignant, un cuisinier… Autant d’oreilles écoutantes écoutées, inspirées, respectueuses et respectées. Don contre don maussien.
Caressons l’utopie que l’écoutant écouté échange, avec les forêts, rivières et villes, et tous les êtres et choses, vivants ou non, des pensées magiques, où le frisson de l’émotion nous garderait de folles démesures possédantes.
Puissions nous faire que l’écoute réciproque nous fasse encore rêver, et construire des lendemains qui chantent plus qu’ils ne déchantent.
Un nouveau PAS – Parcours Audio Sensible, a été effectué sur le campus Pierre et Marie Curie de Jussieu Sorbonne, dessus dessous, dedans dehors, avec quelques passages assez undergrounds, que n’aurait pas dénié Max Neuhaus dans ses Listens.
Ce parcours d’écoute, a été effectué, dans le cadre des 9e Assises Nationales de la Qualité de l’Environnement Sonore, organisées par le CidbBruitParis. Il s’est déroulé, entre chien et loup, de 19 heures à 20 heures, sur le site-même du campus universitaire. C’est d’ailleurs un moment que Desartsonnants apprécie tout particulièrement, pour la qualité des lumières changeantes, la bascule entre nuit et jour, l’estompage sonore progressif, et l’ambiance souvent poétique d’une fin de journée.
Ce soir là, après une journée particulièrement humide, la température est très frisquette pour l’époque, le fond de l’air vraiment frais, ce qui n’a pas empêché un groupe de promeneurs écoutants de marcher lentement, silencieusement, pour aller traquer les ambiances sonores des plus triviales aux plus surprenantes.
Le parcours avait été repéré la veille au soir, alors que le temps était déjà très pluvieux, et avait donc pris en compte un cheminement en grande partie abrité, tracé de passages couverts en parkings souterrains, proposant une porosité dedans-dehors, avec laquelle nous pourrions jongler, selon les conditions météorologiques lors de notre déambulation. Et ce choix se révéla judicieux, tant pour échapper un brin à la fraîcheur humide, que pour découvrir une collection de réverbérations, de coupures acoustiques, de filtrages et de mixages sonores, des plus surprenants et intéressants.
Après un très rapide aperçu oral des origines et pratiques du soundwalking, nous nous mettons donc en marche pour environ une heure de promenade écoutante. En ce début de soirée, les étudiants jusque-là assez nombreux sur le site, se font plus rares. Néanmoins, le site reste animé de pas, conversations, rires et chuchotements, tant féminins que masculins. Ce qui, en ce début de promenade, nous plonge dans une ambiance assez vivace, avec un équilibre très agréable, entre espaces calmes, et poches sonores plus animées.
Un passage en passerelle surplombe la bibliothèque universitaire. Nous pouvons voir des étudiants, en contrebas, lire et écrire, se déplacer pour aller chercher tel ouvrage. Il est alors aisé d’imaginer l’atmosphère très calme de la BU, tout en la regardant vivre en silence, sans rien en entendre, impression curieuse. Nous percevons les sons de surface, derrière nous, d’ailleurs très discrets, tout en voyant un autre univers sonore, dans un mixage que chacun peut se faire à son gré. Un décalage dedans-dehors, dessus dessous, qui ne manque pas, en cette nuit tombante, d’une certaine poésie. Espace apaisé où l’imaginaire a toute sa place.
Nous retrouverons une scène semblable, bientôt, quoiqu’assez différente, un peu plus avant dans notre déambulation. Cette fois-ci, nous longeons des salles où se pratiquent du yoga, des arts martiaux, de la danse, de la musculation… Nous observons les usagers derrière de grandes vitres qui ne laissent s’échapper aucun sons. Une nouvelle séquence à la fois muette et pourtant très évocatrice quand aux ambiances sonores que l’on imagine se dérouler à l’intérieur. Nous finirons par pousser une porte pour pénétrer dans un couloir menant à ces salles. De là, nous parviennent, très filtrées et atténuées, des bribes de musiques, avec en superposition le passage des usagers, leurs voix, leurs pas, leurs regards étonnées de nous voir ici, statiques, silencieux… Entre deux mondes, une fois encore dedans-dehors, un effet de sas mixant des ambiances de façon surprenante. Des lieux que le promeneur écoutant guide affectionne et ne manque pas d’explorer, surtout en groupe.
Sur une autre passerelle, très calme, très résonante, je dispose quatre petites enceintes autonomes, en une mini installation au carré pour jouer d’un espace immersif modifié. Deux HP diffusent de faux chants d’oiseaux qui se répondent, un autre des sons de cloches transformés par des manipulations audionumériques, et un quatrième des voix ténues dans un espace réverbérant qui se confond avec celui, « réel » où nous nous trouvons. Le tout discourant de façon plus ou moins aléatoire selon des boucles asynchrones. Au fil de la mise en place progressive des enceintes, l’ambiance est modifiée par de nouvelles couches sonores ajoutées, qui ne couvriront cependant jamais l’empreinte acoustique de l’espace, jouant plutôt en contrepoint à créer un décalage pour le moins inhabituel. La désinstallation se fait progressivement, dans un decrescendo qui nous ramènera à la situation auriculaire initiale, une forme de résilience auditive où chaque son « naturel », in situ, reprend progressivement sa place à l’écoute.
Un passage devant une cour entourée de hauts bâtiments en U, nous fait entendre mille micros sons, voix et pas, portes grinçantes, dans un halo assez lointain, de quoi à nous faire apprécier les choses ténues, délicates, loin du brouhaha ambiant de la ville pourtant toute proche.
Nous entamerons maintenant la partie souterraine, underground, de notre PAS, en empruntant un réseau assez labyrinthique de couloirs desservant des parkings souterrains et autres locaux techniques. Changement d’ambiance assez radical, tant au niveaux des lumières, artificielles, que des sonorités. La réverbération est ici accentuée, accompagnée d’un quasi silence qui pourrait paraître pesant. Néanmoins, apparait une signature sonore caractéristique de ce genre de lieux, le chant, non pas des sirènes, mais des ventilations et autres climatisations. Elles sont nombreuses, de tailles différentes, toutes assez singulières, déployant une gamme de souffles, tintinnabulis, cliquètements au final assez riches, presque musicaux oserais-je dire. Le jeu ici est de mixer par la marche et l’écoute par le passage de l’une à l’autre, de s’arrêter entre deux rangées, de se faire une petite composition live d’instruments à vent bien soufflants. Une seule voiture viendra animer notre exploration des parkings, excitant ainsi une belle réverbération bétonnée. J’en jouerai moi aussi en poussant quelques notes de chant diphonique, que l’acoustique favorise en les amplifiant, colorant, à tel point qu’on ne sait plus vraiment d’où vient le son. On retrouve ici l’acoustique fusionnelle des églises romanes, propice à révéler les effets immersifs, les situations de communion du chant grégorien, qui lui-même joue sur le développement de notes harmoniques semblant flotter dans l’espace.
Retour au niveau campus, pour une dernière traversée, nous conduisant vers la sortie, sur la place très animée jouxtant l’université. Les voix étudiantes quittant les lieux, le flux de voitures, la ville reprend ses droits à l’oreille, voire ses travers parfois un brin intempestifs. Néanmoins, nous pouvons tester l’effet de masquage en nous approchant tout près d’une fontaine, dont les bruits blancs, chuintants, les glougloutis, vont gommer une partie des bruits motorisés. Nous jouons à mettre nos oreilles en éventail, en élargissant et focalisant, voire inversant leurs pavillons de nos mains placées en conques derrières nos « longue-ouïes » encore toutes imprégnées de notre traversée sonore nocturne. Malgré la fraicheur de l’air, quelques courageux.euses resteront pour discuter des ressentis, essentiellement autour de l’occupation des espaces et de la vie sociale perçues en déambulant dans un campus, à l’heure où il se vide progressivement.
Comme souvent, je comparerai cette expérience collective, écoutante, avec d’autres, en particulier dans de nombreux campus explorés de l’oreille, lors de rencontres, workshops, colloques, actions culturelles. La présence étudiante confère à ces espaces de vie une sorte d’identité commune palpable, surtout du fait que, de nombreux campus ont été construits ou réaménagés durant les années 70, avec des architectures bétons, de grandes rues piétonnes, des auvents couverts, des places intérieures, tout ce qui favorise et génère des espaces acoustiques très réverbérants. Néanmoins, leurs tailles, leurs implantations géographiques, les proportions bétonnées et végétalisées, les activités, font que ces espaces restent des lieux toujours très intéressants, acoustiquement et socialement, à arpenter, seul durant les repérages, et plus encore de concert lors des PAS.
Campus Pierre et Marie Curie Jussieu Sorbonne , le 27 septembre 2022, Assises Nationales de la Qualité de l’Environnement Sonore
PS : La traversée souterraine du campus m’a rappelé, avec tristesse et émotion, celle des sous-sols de la BU à Paris 8 Saint-Denis, guidée par Antoine Freychet, trop tôt disparu après avoir mené des travaux musicologiques remarquables, autour de l’écologie sonore, du soundwalking. Une dédicace hélas posthume !
Plus je triture l’idée et l’expérience du, ou des paysages sonores, moins je suis sûr d’être en mesure de le le, ou de les définir correctement.
Néanmoins, je pense que l’approche des points d’ouïe spatio-temporels, comme des conjonctions corrélées, où les sciences, la philosophie et l’artistique se rencontrent, en fait des terrains féconds.
Ce sont là des lieux potentiels, où l’on peut imaginer et construire des espaces expérientiels, voire des modèles de paysages sonores plus ou moins crédibles et viables, et surtout écoutables et habitables.