Paysages et territoires sonores, approches et écoutes imbriquées 

Plus j’avance dans les expériences de terrain et les réflexions, plus j’éprouve la nécessité de mêler, de frotter, d’hybrider, des pratiques, des champs sociaux, des domaines de compétences, des structures agissantes, des passions et des espoirs.

Au départ, il me semblait évident que certains domaines se croisaient notamment autour du paysage sonore, en œuvrant de concert. Pour ces derniers, les champs de l’esthétique, de l’acoustique et de l’aménagement des territoires paraissaient des alliés incontournables. Sur le terrain, les collaborations entre ces champs, et qui plus est la difficulté à trouver les espaces pour agir ensemble n’étaient, et ne sont toujours pas, pas si évidentes, si faciles à mettre en place. Cependant quelques timides expérience, art-science, art-action, art-territoire, voient le jour ici et là.

Aujourd’hui, dans un monde de plus en plus complexe, frénétique, incertain, il me semble qu’il faut élargir encore les espaces de croisements, les interstices, les lieux aux possibilités hybridantes…

Je prends ici quelques exemples liés à mes activités en chantier.

Il y a quelques années, j’ai intégré un groupe de travail autour des thématiques Éducation Santé Environnement, où se retrouvent des professionnels de la santé, des activistes militants autour  de projets environnementaux, écologiques, des acteurs de l’enseignement et de l’éducation populaires, des techniciens des domaines de l’air, l’eau, le bruit,… Aujourd’hui, je me rends compte, via ce réseau,  à quel point le mouvement « One Heath » (une seule santé), prenant en compte les rapports entre humains, animaux, écosystèmes… présente des ouvertures vitales pour tenter de maintenir en bonne santé, à l’écoute, tout un monde en mal de rencontres, de respect, de bienveillance.

De même, mes approches, déjà anciennes, autour des PAS-Parcours audio Sensibles, m’ amènent à marcher avec des protagonistes des mobilités douces, à l’heure où il n’est pas toujours facile de traverser une ville à pied, et même une forêt! La marche dans tous ses états, y compris écoutants, est un levier pour arpenter et se frotter collectivement à un territoire de proximité. Mettre en branle des imaginaires en mouvement par la flânerie, l’errance parfois, est une approche philosophique et éthique, situationniste, qui donne du sens à la vie.

Un autre groupe de travail autour des rythmologies me montre que, dans beaucoup de domaines, entre flux et scansions, les modes de vie, les aménagements, la climatologie, les sciences de la terre, la réflexion entre arts, territoires, sociologie, philosophie… questionnent nos rythmes de vie. On constate des phénomènes d’accélérations croissantes, chroniques, en même temps que des besoins de ralentissements, d’apaisement, le tout impactant la qualité de vie au quotidien…

Un actuel projet autour de la présence acoustique des eaux dans les territoires, pointe les aménités, comme les fragilités, voire les périls liés des eaux nourricières, et pourtant si malmenées. La question politique de la gestion, et parfois de l’appropriation des eaux , problématique hautement conflictuelle, met en garde contre des risques majeurs de plus en plus probables. Écouter les eaux courantes ou dormantes, nous montre là encore les fragiles équilibres, parfois les points de bascule irréversibles.

Le croisement régulier avec des architectes, urbanistes, paysagistes, géographes, donne des lectures transversales, indisciplinées, de territoires (acoustiques) soumis à de nombreuses évolutions, contraintes, dans des écosystèmes, ensembles urbains fort différents.

Les paysages sonores, envisagés comme des communs parmi d’autres, sont pensés et vécus à l’aune de rencontres stimulantes. Je pourrais ainsi continuer d’énoncer les espaces/temps où les échanges et expériences interdisciplinaires, malgré toute la difficulté de leurs mises en place, donnent des formes d’ouvertures dynamisantes, dans un monde parfois désespérant, qui semble s’acheminer inéluctablement vers un redoutable cul-de-sac.

Écoutes dedans/dehors et vice versa

Laisser l’oreille gambader ci et là, urbaine ou buissonnière
Explorer l’indoor et l’outdoor du sonore fugitif
Cueillir et accueillir les sons hors-les murs
Les jouer en forêt, au fil d’une rivière, au cœur de la ville
Les faire sonner en modes doux, tout juste un discret contrepoint non intrusif
Ouvrir des brèches dans les murailles
Chanter l’oreille décloisonnée
Laisser les sons venir dans les murs, même les plus enfermants, comme des respirations
Installer l’écoute au ras du sol nourricier, de l’herbe renaissante, de la sève montante, de l’eau tourbillonnante
Prendre le temps d’ouïr, d’être en écoute, d’être écouté
Marcher en fabriquant des paysages à portée d’oreilles
Partager les moindres bruissements, more deep listening again
Jouer des interstices, aux frontières de la ville, du jour déclinant, de l’orée forestière
Partager des paroles sans entraves, dans la mesure du possible
Faire voyager les sons, hors frontières, sans frontières,
Cultiver l’entendre à caractère universel
Faire du monde un Écoutoir Potentiel Imaginaire
Le peupler de Points d’ouïe nomades et indisciplinées
Laisser du jeu dans l’écoute
Mettre l’écoute en jeu, plus qu’en je
Faire des fêtes où les sons réconfortent, électrisent, protestent, résistent, ouvrent des brèches
Penser le paysage sonore dans son immense diversité et complexité, tout simplement
Écrire des scènes sonores comme des communs habitables et partageables
Ne pas craindre l’utopie, dans le cas où il en subsisterait des bribes d’aménités sonores
Ne pas être une éponge écoutante, apprendre à trier et à combattre la parole mensongère
Infuser l’écoute active comme une vraie politique humaniste, non partisane
Persister à croire que tout ce qui est écrit et dit ci-avant est, au moins en partie, réalisable.

Mettre du jeu dans l’écoute, mettre l’écoute en jeu

Un cadre d’écoute trop rigide bride un geste auriculaire dans sa folie tympanique.

Un jeu fonctionnel est aussi un jeu frictionnel, permettant de frotter entre eux des espaces sonores, de ce fait toujours plus surprenants.

Le jeu de l’ouïe, de case en case, active des percussions d’osselets, jusque dans le vestibule.

Le jeu en vaut la chandelle, qui, contrairement à ce que dit la chanson, est encore bien vivante pour éclairer nos écoutes.

Il faut oser un jeu performatif, permettant d’interpréter de mille façons les musiques des lieux, la symphonie auriculaire du monde.

Il faut expérimenter un jeu d’écritures qui ne fait pas que comptabiliser les sons mais les (re)met en jeu de multiples manières.

Se prendre au jeu (de l’écoute) est une belle entrée pour se laisser embarquer au gré des ambiances sonores, toutes oreilles devant.

Car il nous faut jouer de la ville et des forêts sonnantes, des mers et des montagnes, ici ou là, sans faire de bruit…

Les amoureux (non transis) du son

Installation d’écoute – Grand Parc de Miribel Jonage, avec Nathalie Bou

Le field recording comme un récit affectif et engagé

Le son est pour beaucoup un univers émotionnel fascinant. Plus qu’on pourrait le croire de prime abord, si on y prête attention.

Il émerveille parfois, angoisse et peut terroriser ou révolter à d’autres moments.

Comme un paysage cadré de nos regards et écoutes, avec ses innombrables hors-champs, ses flux et scansions souvent imprévisibles, il offre une fenêtre grande ouverte, sensible, audible sur le monde.

Ce monde sonore, miroir de nos existences, et de celles de tout un habitat où différents règnes cohabitent, ou tentent de le faire, captive par le fait même de son immatérialité, de sa fragilité et de son impermanence chronique.

C’est sans doute cette propension à sans cesse bouger, se transformer, muter, qui, au-delà du fait de ressentir une réelle fascination pour la chose sonore, nous invite à en capturer des instants, à tenter de les fixer, comme une photo immortaliserait, terme bien présomptueux, une événement joyeux ou tragique.

Sans doute que notre mémoire, nos affects, ont besoin de traces, de jalons souvenirs, pour nous sentir et rester vivants dans notre trajectoire humaine.

L’amour du son, comme métaphore de celui de la vie ambiante, des ses habitats, et égoïstement de soi-même, passe inévitablement par nos oreilles et souvent micros tendus.

La captation sonore, serait-elle une certaine utopie, celle de vouloir garder en vie l’éphémère, des formes personnelles ou universelles de beautés fugaces, des activités et états des choses, des gestes, des traditions, d’un monde tissé de fragilités et d’incertitudes, d’espoirs ?

Un tel se passionnera pour les voix, les musiques, les danses, un autre pour les oiseaux, le monde animal, ou bien pour les forêts, montagnes ou métropoles… Autant d’univers personnels, re-créés, choisis, cadrés, mixés, écrits à coup d’affects et de pinceaux sonores.

Ces gestes s’inscrivent dans différentes temporalités, de l’instant présent, de l’accident impromptu, au plus ou moins long cours, qui laissera s’écouler un temps plus étendu, installera une situation immersive, fera de l’écoute une posture patiente.

Tendre les oreilles, et qui plus est les micros, n’est pas chose anodine. La captation sonore, le field recording, contribuent à cette fabrication, éminemment personnelle, de paysages sonores entremêlés, comme un miroir intime à multiples facettes, un kaléidoscope auriculaire, les reflets d’un monde complexe que nous avons bien du mal à cerner.

L’amour des sons est aussi, de façon plus réconfortante, une forme d’amour de la vie, envers et contre tout. Face à tous nos co-habitants, quels qu’ils/elles soient, à nos écosystèmes malmenés, l’écoute et l’enregistrement sont à même de témoigner de notre intérêt humaniste, de notre façon de prêter attention, et au final de prendre soin, autant que faire se peut.

Le field recording ne montre pas qu’une écoute apaisée, une rêverie fleur bleue, captée par des micros à l’eau de rose, telle une proposition lénifiante qui arrondirait les angles d’un paysage tout en sursauts et en soubresauts.

La façon d’entendre et de donner à entendre le monde ne peut échapper, à mon avis, à l’influence d’un sensible à fleur d’oreille, à l’agrégation d’affects, de ressentis, d’émotions, de sentiments, de partis-pris.

Il n’est pas question pour moi, de prétendre rendre compte, en l’écoutant, en l’enregistrant, de l’état du monde, et surtout pas d’une façon neutre, réaliste, objective, dépourvue de prise de positions et d’affects. Il y a bien longtemps que ces idées, si louables soient-elles, non seulement n’ont plus de prise sur mon travail, mais ne sont plus des barrières entravant un discours assumé, donc parfaitement subjectif.

Bien au contraire, l’idée de défendre une position politique, notamment écologique, une éthique de l’écoutant, empreintes d’idées nettement orientées et inspirées d’une gauche sociale, défendant la libre expression, la diversité, est parfaitement revendiquée dans mes paysages sonores partagés.

De l’admiration à la révolte, de l’espoir au fatalisme, de la contemplation à la critique, de la théorisation à l’action, nos oreilles et micros se font écho de notre perception des espaces sonores, acoustiques, auriculaires, esthétiques, sociétaux, de notre façon de les vivre et de les partager, dans toutes leurs aménités comme dans toutes leurs violences et dysfonctionnements.

Field recording, un art écolo ? – Entretien de Poptronics – Propos recueillis par Jean-Philippe Renoult

Écoutes d’écoutes 

Si je m’intéresse de très près à l’objet écouté, en l’occurence ici au paysage sonore, tout ou partie, d’autres axes auriculaires me questionnent.


Je considère notamment l’objet de l’écoute, dans ce qui motive les gestes et les postures de l’écoutant, impulse la ou les raisons de faire écoute.


De même, l’écoutant-agissant – dont celui que je suis – est à observer dans la mise en place de stratégies, entre autres celles de territorialisation et dé-territorialisation, selon les approches de Guattari et Deleuze.


Enfin, c’est l’écoute-même, comme objet d’étude, qui demande à être observée dans ses processus de fabrication, ses tenants et aboutissants.


C’est par ces « écoutes d’écoutes », puisant notamment dans des formes de descriptions phénoménologiques, perceptives, que commencent à se dessiner des paysages sonores tiraillés de tensions esthétiques, sociales, politico-climatiques, tout à la fois génériques et éminemment singuliers.

Lieux ouïs, lieux dits

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Je me pose à différents endroits de la ville, souvent sur un banc, des marches d’escaliers, une pierre d’angle d’un porche… Je regarde, j’écoute, je laisse dériver mes sens dans un flux de stimuli chaotiques. Je cherche à déceler ce que me racontent ces lieux, leurs évidences, sans doute parfois trompeuses, leurs apparences, les choses plus fugaces, quasi secrètes, que seule une immersion prolongée, itérative, fera émerger. Sans compter ce que je construis de purement fictif, d’imaginaire, d’onirique, en toute subjectivité, parfaitement assumée. J’imagine comment les aborder, ces lieux. Comment les parcourir, les écrire ou les ré-écrire à ma ou à mes façons. Façons qui fassent sons, façons qui fassent sens. J’échafaude des scénari pour installer une, voire quantité d’écoutes collectives, expériences singulières, si simples fussent-elles, dans des dispositifs quasi imperceptibles pour qui n’est pas dans le geste concerté, si ce n’est concertant. Parfois déconcertant…

Mais dans la cité, le jeu en vaut le chant d’elle.
Jeu de l’ouïe je dis.