Indisciplinarité

Je ressens aujourd’hui le besoin de faire cohabiter, voire collaborer, via le paysage sonore, mes deux métiers initiaux, à savoir l’horticulture paysagère et la musique, et par-delà l’univers des sons et des ambiances sonores, auditives.
A chaque PAS – Parcours Audio Sensible, la lecture du paysage, via l’écoute, convoque des approches esthétiques, écologiques ou écosophiques, environnementales, sociales, en essayant du mieux que possible, de déconstruire les barrières de spécialités cloisonnées. Ce que la chercheuse linguiste Myriam Suchet défends, en faisant un pas de côté, dans les champs d’étude de l’indisciplinaire. L’indisciplinaire se tient à la croisée des chemins et des pratiques, favorise le hors-cadre, met en avant la marque du pluriel.
A monde complexe, approche ouverte.


Un paysage au prisme de l’auricularité est hétérotopique, hétérosonique même, pour paraphraser Foucault. Ce sont des espaces-temps situés, souvent aménagés, littéralement d’autres lieux, des espaces autres. Ils tissent des couches de territoires entre imaginaire, symbolique, fonctionnalisme, continuités et ruptures… superposant des strates où le son a son mot à dire, à faire entendre.


Encore faut-il pour cela accepter d’entendre les polyphonies du monde, quitte à en perdre parfois ses repères, ou a se trouver pris dans un jeu de contradictions, de tensions/détentes, d’univers sensibles flottants et incertains.
Le paysage par les oreilles n’a pas toujours de frontières claires, de plans figés entre le très près et le lointain, ni forcément de caractéristiques esthétiques immuables, ou stables. Il est constitué de beaucoup de sources éphémères et d’ambiances toujours en mouvement, en transformation, parfois de façon rapide et déconcertante.
L’acousticien, le paysagiste, le musicien ou l’artiste sonore, le politique, en entendront chacun une version parfois bien différente, à l’aune de leurs expériences, savoir-faire, cultures, et du projet qu’ils portent en explorant et travaillant un lieu.
Chacun y défendra ses intérêts, parfois au dépend de ceux du terrain dans leurs étroitesses et rigidités, qui ne laissent que peu de place à des actions ajustables aux contraintes changeantes du territoire, et aux usages et perceptions multiples de ce dernier.
La perception, la lecture, l’interprétation, l’analyse, doivent avoir l’humilité de se savoir parcellaires, incomplètes, si ce n’est erronées, et ayant tout à gagner de brasser les champs de l’art, de l’acoustique, de la santé, de l’éducation, de l’économie, de la géographie, de l’action sociale, de l’éthique…
L’intérêt de porter une oreille ouverte et curieuse sur nos lieux de vie, de former des équipes pluridisciplinaires pour rechercher des gestes indisciplinés, d’hybrider des savoir-faire, des compétences, de ne pas enfermer le paysage sonore dans une audition unique et figée, une approche rigide, qu’elle soit sensible, quantitative, normative et légaliste, peut paraître une évidence, et pourtant, sur le terrain, il n’en va pas de soit, loin de là.
Pour des questions administratives, logistiques, économiques, financières, politiques, quand il n’est pas question d’égo et de prés carrés, les cohabitations-collaborations sont loin d’être aussi fréquentes qu’on pourrait le souhaiter.


Penser un paysage sonore comme un territoire équilibré, écoutable, habitable, apaisé mais non désertique et anxiogène, au sein d’un aménagement global, prônant des zones calmes, des mobilités douces, des espaces de fraîcheur, des lieux de rencontres, n’est pas chose simple devant la partition mille-feuilles des spécialités et des intérêts de chacun.
Or le monde accélère, se complexifie, mute à vitesse grand V, remet en question des problèmes où la survie-même se pose comme une préoccupation urgentissime,. Pour autant, dans un enfermement libéro-capitaliste aveugle, des collaborations faisant sens commun, dans l’écoute comprise ne sont pas vraiment favorisées bien au contraire parfois. On nous parle aujourd’hui de recherche-action, de recherche-création, d’Unité Mixte de Recherches, de pôles d’excellence transdisciplinaires, mais malgré tout, les barrières, contraintes et incompréhensions demeurent plus vivaces que jamais.
La seule répartition des budgets étant déjà en soi un sérieux obstacle à des projets qui se veulent fédérateurs.,


Là où l’indisciplinarité décloisonnante, qui tenterait de sortir des logiques productivistes, serait la meilleure alliée, où la lutte contre le bruit ne serait pas la seule finalité, mais aussi une volonté envisagée dans une habitabilité éthique, partagée, non soumise aux seules lois du marché, on trouve encore des résistances sciemment compartimentées.
Là où l’oreille devrait pouvoir se tendre généreusement vers la complexité des espaces esthético-socio-acoustiques, elle est enfermée dans des cloisons que nos systèmes politiques, au sens large du terme, consolident plutôt qu’ils ne les rendent plus étanches, plus adaptées à une construction d’espaces acoustiques pensés comme des communs, tant dans les sphères privées que publiques.


Les approches indisciplinés font sans doute peur, comme des gestes subversifs, plus difficilement surveillables, contrôlables, maîtrisables, dans le pire sens du terme. Aussi l’appareil politique, mais aussi certains puissants lobbys préfèrent-ils maintenir un système cloisonné, quitte à entretenir une forme d’immobilisme, de fuite en avant, dangereusement mortifères.


Oreilles de tous bords, unissons nous !