J’ai déjà commis plusieurs articles concernant le sujet, mais régulièrement, la question de la représentation graphique, cartographique, du sonore, revient questionner mon travail.
Avant Google Maps et le GPS, on déployait les cartes papier et les atlas pour envisager les voyages et randonnées. C’était une façon de préparer logistiquement, mais aussi mentalement, nos périples, en famille ou entre amis, et de féconder un imaginaire nourri de patronymes topographiques, de couleurs, symboles, signes et courbes de niveaux. Pour le randonneur, lire une IGN TOP rando au 1: 25000e avant la marche, c’est déjà repérer les sites, savoir où on va en baver, être à l’ombre d’une forêt, traverser un gué, un pierrier, découvrir un point de vue panoramique… C’est un paysage qui se dessine dans notre tête, comme une partition se joue dans l’oreille d’un musicien aguerri au déchiffrage de la notation musicale. Les cartes ont aussi, selon les échelles, leurs zones plus difficile à lire, à interpréter, où l’imaginaire prend parfois le pas, influencé par des toponyme étranges, drôles, poétiques, des aplats colorés… Cartes topographiques, géographiques, thématiques, sensibles, voire artistiques, tracées à la main, via des logiciels ad hoc, matérielles ou en ligne, ces objets ont évolué, et le font encore, restant aujourd’hui plus que jamais des outils de compréhension du monde, mais aussi des représentations esthétiques captivantes. Géographes cartographes, paysagistes et urbanistes, artistes arpenteurs, chacun fabrique son territoire et sa ou ses cartes à sa mesure, mais aussi à celle des lecteurs et lectrices potentiels, selon les projets.
J’admire sur la toile des approches cartographiques singulières, poétiques, esthétiques, telles celle du géographe cartographe et artiste Perrin Remonté, qui nous embarque dans des univers qu’on a d’emblée envie d’aller voir de plus près
Je me suis souvent posé, et me pose encore, la question de la représentation graphique de territoires sonores via des modes cartographiques travaillant sur des données acoustiques (cartes de bruit), symboliques et esthétiques (cartes sensibles), des inventaires et géolocalisations de points d’ouïe et d’acoustiques remarquables, ou des approches hybrides des espaces autres, hétérotopiques aurait dit Michel Foucauld.
Sur plusieurs projets, marche urbaine, cartographie sonore d’une Maison des aveugles lyonnaise, j’ai croisé la paysagiste cartographe Ingrid Saumur, dont le travail, avec une approche de terrain qui invite à renouveler le regard, je la cite, me fascine.
La carte, sous toutes ses formes, reste pour moi un objet magique, fascinant, pour représenter, comprendre sinon rêver le monde, au-delà des frontières, imaginer des aménagements, des voyages de l’oreille, qui nous fassent aspirer à une communion spatiale humaniste. C’est sans doute là mon côté idéaliste, si ce n’est utopiste.
Il y a quelques année, j’avais préparé un dossier autour de la cartographie sonore pour une intervention lors d’un colloque, qui ne s’est d’ailleurs jamais tenu face au méchant Covid qui sévissait alors. Le document est toujours en ligne : Écoute à la carte
Au plus profond de mes souvenirs, ce fut l’eau d’un puits, dans la cour de la ferme de ma grand-mère, dans lequel plongeait bruyamment le seau dégoulinant. Avant qu’elle n’arrive, courante, à l’évier. Celle du ruisseau gargouillant tout près. Et celle d’un autre ruisseau, qui longe aujourd’hui le parc public attenant à ma maison. Ce ce furent aussi les cascades et les torrents alpins, qui se dévoilent brusquement, au détour d’un sentier. Ceux pyrénéens gonflés des orages véloces. L’eau dormante d’un lac au bout d’une vaste prairie, cernée de cols arides où enneigés. L’écume paisible d’un port où dorment en tanguant doucement, les bateaux grinçants. Le lavoir public où plus personne ne vient battre le linge. Les gouttes d’un ru dévalant le village pentu d’un village montagnard portugais, sous le soleil plombant. La mare ou s’égosillent les grenouilles noctambules, au grand dam des campeurs voisins. Une longue promenade nocturne et silencieuse, suivant Saône et Rhône, rythmée de jeunesses festives et de péniches aux ronronnements profonds. La Loire, aussi majestueuse que silencieuse. La Loire encore, écumante et grondante, à une autre saison. Une averse soudaine, un déluge mur d’eau, qui me surprend et me laisse rincé sur les pentes abruptes de Tananarive. Une pluie ruisselante qui fait sonner tout ce qu’elle touche en percussions subtiles Les éclaboussures d’une immense roue à aubes, tournant en grinçant sous le courant d’un bief. Les plics et les plocs de gouttelettes s’échappant de fragiles stalactites, dans une belle réverbération souterraine. Les vagues furieuses balayant une plage nordique, avant de se briser sauvagement sur les rochers remparts. Le bruit blanc d’une fontaine qui envahit l’espace minéral d’une place encastrée dans la vieille ville. A noter que les fontaines ont chacune leur signature acoustique, et teintent le paysage jusqu’à le rendre unique. Les glissements aquatiques de nageurs s’entraînant dans une piscine couverte. Les terribles images et sons d’inondations meurtrières, balayant soudainement des villes entières. La sensation de vide, de désolation, lorsque la rivière se tarit en plein cœur de l’été
La présence ou l’absence aquatique marque fortement le paysage, quand elle ne le construit pas. Elles s’entend, ou non, kaléidoscope de moult éléments liquides, parfois furieux et dévastateurs, parfois discrets et minimalistes, si ce n’est absents et desséchants. Elle est tout à la fois fascinante, apaisante, source de rêveries, et redoutable dans son imprévisibilité. Elle abreuve le territoire et ses habitants, engloutit, irrigue, dévaste, charrie plaisirs comme angoisses, entre puissance et fragilité. Je mesure à quel point l’eau habite et nourrit, quasiment de jour en jour, mes paysages sonores, éminemment liquides.
Projet « Bassins versants, l’oreille fluante » 2024/2025
Le pragmatisme, terme issu de la praxis grecque, autrement dit l’action, celle qui est effectuée dans le but d’obtenir un résultat pratique, et non seulement une pensée ou un concept métaphysique, met l’expérience au centre du projet. L’expérience, entre autre celle de nos vies au quotidien, est le point de départ qui nous permet d’améliorer, même très modestement nos vies, nos rapports avec l’environnement, au sens large du terme, et en bref au monde. Dans le champ artistique, John Dewey démystifie la position de l’artiste dominant, qui contribue à placer l’œuvre sur un socle élitiste, réservée à celles et ceux qui en comprennent les codes pour l’apprécier. Il remet l’esthétique dans une approche du quotidien, où le geste, si simple soit-il, est lui-même digne d’être admiré comme une action esthétique. Une esthétique accessible à toutes et tous, pour qui sait regarder, écouter, et se laisser embarquer par le plaisir de l’expérience au quotidien, si modeste soit-elle. Dewey s’appuie sur l’observation de gestes techniques, impressionnants ou intimes, qui sculptent son admiration comme des objets esthétiques.
Je le cite : « Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes ultimes et reconnues, on doit commencer à la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme, suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute, tels les spectacles qui fascinent les foules : la voiture de pompiers passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges de métal incandescent. Les sources de l’art dans l’expérience humaine seront connues de celui qui perçoit comment la grâce alerte du joueur de ballon gagne la foule des spectateurs, qui remarque le plaisir que ressent la ménagère en s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel l’homme assis près du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les flammes qui s’élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent. » John Dewey « L’art comme expérience »
Il est intéressant de constater dans ce texte, que l’image sonore du camion de pompier rejoint la célèbre question du compositeur John Cage « « Lequel est le plus musical d’un camion qui passe devant une usine ou d’un camion qui passe devant une école de musique ? ». Belle réflexion sur le statut des son, la façon de le percevoir, de le ressentir, comme un objet esthétique, musical, ou comme un son pouvant être dérangeant. Encore faut-il se donner la peine d’écouter, de questionner un son trivial, a priori sans intérêt, et pourtant…
L’écoute est un geste quotidien, où la fonctionalité du geste, entendre la parole de l’autre, repérer les dangers potentiels aux alentours, savoir que le plat mijoté est bientôt à point, côtoie, se superpose parfois au plaisir de jouir des sons, des acoustiques, des ambiances et de moult scènes auriculaires surprenantes. L’expérience de l’écoute n’est pas l’apanage d’artistes, d’acousticiens patentés, de chercheurs émérites, il est à la portée de chacun chacune. Le paysage sonore se construit et se joui à portée d’oreille, sans pour autant être un éminent spécialiste. Il suffit pour le comprendre, de parler à un berger, un guide de haute montagne, un cuisinier, et mille autres métiers convoquant une oreille active, artisane. Force est de constater que leurs arts de faire, de créer, d’avoir une écoute où l’esthétique est bien présente, dépend autant de savoirs, d’expérience, que du plaisir de tendre l’oreille. Tendre l’oreille sur un territoire, seul ou en groupe, est une expérience pragmatique. C’est une action de terrain dont les buts sont souvent pluriels et superposés. Par exemple, participer à une lecture de paysage sonore dans un projet d’aménagement, initier de jeunes étudiants à la dimension sonore d’un paysage, au delà de la nuisance, capter des ambiances pour transformer en création sonores, relève tout à la fois d’objectifs ayant une utilité affichée, comme de la jouissance pure d’écouter le monde, voire de le réécrire par les sons. En cela, et dans une approche incluant l’éducation populaire comme les recherches actions, la pédagogie de l’écoute, via un apprentissage par l’expérimentation chère à Dewey, développe des actions de terrain qui tend à éviter les suprématie de l’apprenant, de l’éminent sachant. Dans une marche écoutante, chaque participant est légitime à se poser comme un auditeur aguerri, engagé, sensible, partageant collectivement ses propres expériences et savoir-faire. L’écoute a une dimension intrinsèquement altruiste. Partir à la rencontre des lieux via l’oreille implique de partir à la rencontre de l’autre, de sa mémoire, de ses savoirs, de ses envies d’échanger, de faire ensemble, sans grande théorisation métaphysique, juste en arpentant des lieux oreilles ouvertes. Il nous faut accepter d’être surpris par des scènes étonnantes, bouleversantes, comme par la trivialité de ce que Perec appelle l’infra-ordinaire, et d’en faire une expériences pédagogique à portée d’oreille. La pédagogie c’est par exemple le fait d’arpenter collectivement un paysage de l’oreille, d’en discuter, de fabriquer des outils contextuels, des fiches de lecture, d’analyse, de proposer des actions artistiques qui nous plonge au cœur des problématiques écoutantes, entre plaisir et l’action pragmatique. L’art étant une entrée, un levier comme un autre, dixit Dewey. L’approche pragmatique de l’écoute nous amène naturellement à repenser notre égocentrisme, notamment dans des considérations éthiques environnementales. Constater l’état d’une forêt, d’une rivière, les fragilités, pollutions, disparitions, par l’expérience de l’écoute, nous met face à des problèmes qu’on ne peut plus continuer à ignorer ou à minimiser, n’en déplaise à certains. Si le plaisir d’écouter au quotidien doit perdurer, voire s’enrichir au fil des expériences, le fait de pointer des catastrophes en cours, y compris au travers de signes apparemment anodins, d’avoir une volonté de pratiquer et de partager une pédagogie active, accessible, de considérer le paysage au travers des approches éthiques, écosophiques, est plus que jamais nécessaire. L’artiste écoutant est, pour moi, un acteur de tout premier ordre, surtout s’il s’associe, ou est associé, à des techniciens, aménageurs, décideurs…
Pour conclure, je reviens à Dewey dont la pensée et les recherches, vous l’aurez compris, innervent cette réflexion et expérience de mise en pratique pragmatique et esthétique du paysage sonore. « Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois de leurs conditions d’origine et de leur mode de fonctionnement dans l’expérience, un mur se construit autour d’eux, qui rend presque opaque leur signification générale. » John Dewey
L’écoute ne construit pas que des paysages sonores immatériels, si ce n’est dans leur propagation vibratoire, plus ou moins abstraits et hors-sol. Elle écrit corporellement, physiquement, des tracés, des cheminements audibles, des situations haptiques, collectives, des terrains de jeu auriculaire à lire, relire, jouer, rejouer, expérimenter, improviser, via des formes de partitions d’écoute… Elle trace des cartes sensibles, mentales, y place des points d’écoute, des ambiances, des données acoustiques, cartographie des guides de points d’ouïe remarquables, tisse un réseau sonique dans différents territoires, petits ou grands. Elle offre des matières sonores à écouter, enregistrer, travailler, composer, installer, diffuser… Elle pose la problématique de l’aménagement du territoire en prenant en compte le sonore de façon plus large que les seules situations de nuisance et de pollution. Elle s’inscrit dans des propositions de mobilités douces et de formes de ralentissements, d’espaces apaisés, de zones calmes, de trames blanches. Elle est source de réflexions, d’études, de recherche, de textes philosophiques, techniques, poétiques, scientifiques, artistiques, hybrides… Elle favorise les espaces de rencontres, de partage, de concertation, de pédagogie in situ. Elle développe des technologies embarquées, des dispositifs mobiles, des scénographies contextuelles, des récits en marche, des médiations spécifiques via la toile et ses multiples réseaux. Elle participe à des croisements transdisciplinaires, voire indisciplinaires, relationnels, ouverts et décloisonnants. Elle pose la question de la santé, du bien-être, du soutenable, et des actions à mettre en place pour de meilleures sociabilités auriculaires, mais pas seulement. Elle invite artistes, aménageurs, enseignants et chercheurs, élus et techniciens, habitants et visiteurs, à se retrouver pour et par le plaisir de l’écoute.
« Quel drôle de machine que l’homme ! dit-il, stupéfait. Tu la remplis avec du pain, du vin, des poissons, des radis, et il en sort des soupirs, du rire et des rêves. Une usine ! Dans notre tête, je crois bien qu’il y a un cinéma sonore… » Níkos Kazantzákis « Alexis Zorba » (1946)
Le paysage sonore est, comme beaucoup d’objets d’étude que je qualifierai ici d’environnementaux, complexe, multiple, dans sa perception comme dans sa construction, ou dans ses potentiels aménagements. Car, comme tout paysage, il est susceptible d’être aménagé, si ce n’est construit de toutes pièces. Il oscille d’emblée entre une approche esthétique, un geste perceptif sensible, affectif, avec des modes de représentation subjective, et une physicalité vibratoire tangible. Une présence physique, nourrie de multiples sources et ambiances, qui s’écoute et se ressent à fleur de peau et de tympan. Ce milieu vibratile prend forme, s’incarne, en venant exciter physiquement les corps écoutants, les corps vibrants, quels qu’ils soient. Au niveau de la perception esthétique, le paysage sonore est d’abord et avant tout ce que l’écoute et l’écoutant en font, un univers nourri d’ambiances acoustiques qui influent nos ressentis, du plaisir au mal-être, voire à la souffrance, en passant par toutes les situations intermédiaires, les innombrables nuances affectives. Ceci dit, il serait tendancieux de vouloir opposer de façon radicale, dichotomique, ces deux perceptions, tant elles participent concomitamment à notre compréhension du monde sonore. Bien sûr, à certains moment et dans certaines circonstances, le sensible ou le physique prennent le pas. Néanmoins, le corps écoutant, charnel, ainsi que tout notre potentiel affectif, nous font entendre, pour peut qu’on se prête au jeu de l’écoute, un paysage sonore intime, sans cesse renouvelé, convoquant la pure vibration et la construction mentale. Une alchimie où la poésie vibratoire du sonore nous plonge au cœur de l’écoute, à part que se ne soit l’inverse.
Entre un ancrage Beaujolais vert, avec l’Atelier-Tiers-Lieu d’Amplepuis, et notamment une approche des « Nourritures terrestres côté cuisine », des explorations liés aux arts numériques, des réseaux à tisser… La mise en chantier d’une cartographie sonore amplepuisienne. Un nomadisme conduisant Desartsonnants dés le mois de janvier à Chambéry, auscultation collective du quartier Biollay, puis au Festival Longueur d’Ondes à Brest pour de belles rencontres. La poursuite du projet Bassins Versants l’oreille fluante, avec le bidouillage d’un instrumentarium audionumérique pour installer ou improviser des paysages sonores aquatiques, ou autres… Un récit en parcours d’écoute, un festival de cabanes savoyard, un bout de forêt, avec lectures de Thoreau et de son approche pré-écologique du monde par les oreilles. Autre histoire vagabonde, entre promenades écoutes, danse et arpentages géographiques à Épinal. Une nouvelle audio-excursion belge, au fil des ans, Desartsonnants ne s’en lasse pas. Et d’autres chantiers sous l’oreille. L’année 2025 se profile, plus incertaine que jamais…
@ Transcultures – PAS – Parcours Audio Sensible à Mons (Be) Festival City Sonic
Comme le paysage sonore n’existe pas sans l’écoutant, sans l’écoute de l’écoutant, sans le corps écoutant, sans la pensée sensible, volatile, versatile, multiple de l’écoutant, il faut donc le fabriquer de toute pièce. Il est nécessaire de le reconstruire dans chaque lieu et moment, et ne jamais prendre pour acquise une idée de paysage sonore comme une représentation figée de type carte postale. C’est une chose qui a cheminée longtemps dans ma tête, mon corps, pour s’incarner progressivement au fil des expériences situées. Ce n’était pas du tout une évidence lorsque j’ai commencé à tendre l’oreille et a arpenter des territoires au gré de leurs textures sonores. Je constate aujourd’hui que beaucoup ne se reconnaissent pas dans cette approche, voire refusent de reconnaître l’expression, si ce n’est l’existence des paysages sonores, en tous cas dans une pensée post schaférienne.. Mais cette petite chronique n’est ni le lieu ni le sujet d’un débat polémique. La question que me pousse à repenser, par l’action de terrain, les moyens, outils, processus, dispositifs, propres à faire émerger des espaces sonores singuliers, au sein de territoires de plus en plus fragiles et tourmentés, est plutôt le sujet de cet article. Au début est l’oreille, et donc l’écoute. S’il faut commencer par une approche simple, posons d’emblée l’écoute comme une clé de voûte, qui fait tenir debout à la fois la cohérence physique et sensible d’un paysage sonore, mais également les éléments d’analyses critiques et les créations qui en découlent potentiellement. Qui dit écoute dit organe, sens, mode d’appréhension sensible du monde, inclue dans un corps qui est lu-même un réceptacle vibratoire complexe, multisensoriel, réactif aux tressaillements et aux ébranlements du monde. Nous somme plongés dans une vie organique, sociale, émotive, qui secoue notre corps dans son intégrité, et notre perception auditive est en alerte, entre tensions et détentes, adoptant pour faire face à des situations multiples quantités de postures psychomotriciennes. Entre la protection, la fuite, la scrutation, l’auscultation, nous réagissons et interagissons différemment selon les contextes. Ainsi, mettre un corps en mouvement pour traverser des ambiances sonores, s’en approcher, s’en éloigner, les mixer, en entrainant parfois un groupe à en faire de même, sont autant de postures issues des soudwalkings et autres balades sonores, marches écoutantes… Au fil des expériences audio-déambulantes, j’ai été amené à croiser nombres d’artistes œuvrant dans les champs artistiques de l’art-performance, de l’art-action, de la danse, du cirquen qui très souvent frottent leurs corps à l’espace public, au rythme de performances et de mises en situation souvent surprenantes et décalées, si ce n’est volontairement provocatrices. La physicalité du geste et du corps est au centre de la performance, qu’elle soit très (dé)monstrative ou au contraire minimaliste, si ce n’est quasiment invisible. Un jour, après un long PAS-Parcours Audio Sensible nocturne, autour des rives lyonnaises du Rhône et de la Saône, après une très lente marche et près de trois heures en silence (écoutant) un des organisateurs m’a dit que mes marches relevaient de la performance, se détachant des déambulations patrimoniales ou urbanistiques qu’il avait l’habitude de proposer. Sur quoi, et particulièrement ce soir là, j’étais assez d’accord. J’avais poussé les corps arpenteurs et écoutants dans des situations d’immersion collective pour le peu inhabituelles. La lenteur, le silence, la longueur, les lieux parfois surprenants, dans un esprit proche de l’artiste Max Neuhaus, avaient contribué à construire une traversée de paysages sonores à la fois propres à chaque participant, et à la fois dans une forme de geste collectif stimulant. Je garde en mémoire nombre d’images, sonores ou non, de ressentis, comme une sorte de cartographie mentale sensible. J’ai en mémoire des moments forts, tel celui d’une immense péniche qui fait un demi-tour sur le Rhône, éclairant dans la nuit le fleuve de ses feux de navigation, ses puissants moteurs diésels éclaboussant les lieux de grondements réverbérés par les murs des berges et la surface des eaux… Plus loin, des groupes de jeunes étudiants et étudiantes qui, ici et là, improvisent une soirée festive, danses, musiques et bières à l’appui. Ces scènes, ces ambiances traversées, sont d’autant plus vécues fortement que le corps entier est immergé dans son propre silence et mu dans une lenteur assumée. Il construit son récit au fil des pas et des stimuli paysagers, la dynamique de groupe tissant des ressentis parfois exacerbés. Les paysages sonores, visuels et parfois olfactifs, nous traversent autant que nous les traversons. Ils nous baignent, nos sautent aux oreilles, ne cessent de se transformer lors de gestes performatifs collectifs. J’en ai beaucoup appris en regardant comment les corps de danseurs, circassiens, artistes de rue, se mettent en scène dans l’espace public, en révélant des territoires esthétiques, poétiques, politiques et sociaux de façon décalée. Avant de penser à une potentielle œuvre sonore, il m’est nécessaire de plonger corps et oreilles, regard compris, dans l’espace public urbain, la forêt, le long du ruisseau, ce qui est d’emblée pour moi une façon d’œuvrer. La création, l’écriture corporelle, haptique, immatérielle, en tout cas dans sa concrétisation, les situations et postures, que propose un parcours d’écoute, contribuent à l’émergence d’une œuvre située, contextuelle, le corps engagé aidant. Faire corps avec les lieux, les participants, la vie multiple croisée en chemin, est ici une expression qui prend tout son sens, dont celui de l’ouïe bien entendu
Festival Sound Around, Kalinigrad 2019 – Institut Français de Saint-Pétersbourg
En chantier. Je bricole un instrumentarium numérique autant qu’éclectique, avec des bouts de logiciels de création sonore libres, des patchs Pure Data… Je bidouille des field recording (enregistrements de terrain) en live, pour recomposer des paysages sonores via des sons du cru. C’est souvent hasardeux, mais ça donne des choses jouant à la fois sur les marqueurs sonores des lieux, parfois identifiables, et des paysages décalés, frictionnels, où le réel se frotte à l’imaginaire. Je joue, improvise, tricote, sons et ambiances, sous une forme nomade, performative, à la fois concertante et déconcertante… Projet de territoire, l’immersion dans les ambiances auriculaires d’un lieu est la clé de voûte qui fera tenir les sons ensemble, et nous reliera au monde, à ses cohabitant(e)s, par le grand et le petit bout de l’oreillette.