
PAS – Parcours Audio Sensible – Armée du Salut – Grand Parc de Miribel Jonage
Poursuivant ma réflexion autour d’une approche « minumentale », je parlerai ici de ralentissements, ou des formes de ralentis créatifs, stimulants.
Il ne faut pas, ici, considérer le fait de ralentir comme une décroissance négative, une perte d’activités contre-productive, appauvrissante, un élan dynamique brisé, mais bien au contraire comme un rééquilibrage physique et mental apportant de nouvelles énergies moins stressantes.
Je prendrai, comme à mon habitude, le cas du paysage sonore, ou en tout cas des actions de création liées, de marche, d’écoute, se posant dans le cadre de projets à résonances environnementales, dans le sens large du terme.
La première chose, a priori élémentaire, mais pas toujours la plus aisée à assimiler ou pratiquer, est de prendre le temps. Prendre le temps de réfléchir avant de faire, prendre de faire, sinon de laisser faire parfois, comme une déprise libératrice.
Prendre le temps de poser son écoute, non pas comme un flash ultra-bref, désirant capturer un maximum en un minimum de temps, mais comme une séquence, ou un ensemble de séquences, suffisamment longues pour que nous ressentions l’enveloppe du paysage ambiant. Des séquences assez conséquences pour que nous prenions conscience non pas de l’environnementalité du paysage, mais de notre appartenance ambiante à ce dernier. Faire partie du paysage, y compris sonore, c’est conscientiser nos responsabilités d’écouteurs bruiteurs, pour ne pas nous mettre en marge, voire au-dessus, de ce qui nous environne. Je reprends ici des propos, forts judicieux, de Gilles Clément, qui dénonce les dangers du concept d’environnement, par la possibilité à l’homme de s’en extraire, de se différencier de ce qui l’environne, donc de se déresponsabiliser des méfaits qu’il pourrait, et ne manque pas de commettre.
Cet aparté refermé, revenons au ralentissement.

Projet de calligraphie sonore
Outre le fait du plaisir de prendre le temps, moments quasi contemplatifs pour d’écouter alentours, nous pouvons dans un même temps ralentir nos mouvements, nos actes, nos gestes, nos productions, nos déplacements… La marche par exemple, qui constitue pour moi un dispositif d’écoute et d’écriture sensible éminemment pertinent, et ses arrêts points d’ouïe associés, se fera à une cadence délibérément lente, sinon très lente. Approche qui pourrait suggérer, toute proportion gardée, une résonance butoïste, une lente danse, fortement liée à la fois au sol et au cosmos.
Le ralentissement d’une marche n’est d’ailleurs pas si évident que cela, non pas pour le “guide”, mais pour les promeneurs embarqués qui devront faire l’effort de la lenteur, et qui plus est du silence. Ralentissement du geste, raréfaction de la parole, attitude pouvant paraître contre-nature, donc contraignante. Mais l’accès à une perception augmentée, sans autre dispositif que notre propre corps au ralenti, mérite bien quelques efforts, surtout dans une société qui ne cesse de nous bousculer, de nous pousser à agir de plus en plus vite, à flux tendu, avec peu d’espaces de repos, de possibilités de laisser décanter les informations reçues.
Nous pouvons également ralentir, diminuer, le nombre de propositions, pour nous attarder sur celles qui nous paraissent les plus riches à long terme. Là encore, le rythme trépidant, souvent imposé par les opérateurs culturels, les institutions publiques, les collectivités, les budgets, sont, dans le désir de (trop) bien faire bien, au risque du saupoudrage, éloigné du projet de territoire en immersion.
Ralentir le torrent de projets pour s’appuyer sur des constructions plus longues est une action qui permet de mobiliser des énergies de façon plus concentrées et au final créatives.
Prendre le temps de faire, de faire murir, sans succomber à la sur-production à la chaine, laisser faire le temps, quitte à laisser s’installer une patine qui frottera le projet à une certaine usure temporelle, en examinant ce qui résiste plus ou moins à cette érosion voulue, et en dégraissant le projet de ses excédents qui noient le cœur de la démarche.
Prendre le temps de laisser faire, sans forcément imposer une intervention humaine. Installer une écoute en jachère, en friche, sauvage, non anthropique. Pour cela, laisser des espaces où, non seulement il y aura ralentissement, mais abandon, où les sons pourront être ce qu’ils sont, entre silences et chaos, sorte de zones acoustiques primaires où l’oreille ne ferait, éventuellement, qu’écouter, et à la limite serait même absente. Ralentir la mainmise, jusqu’à l’effacement-même de l’écoutant. Effacement symbolique ou physique, rêve d’un retour aux sons premiers, au chaos génératif, au seul bruit de la mer à perte oreilles, des volcans émergents… Imaginons, rêvons, utopisons…
Ralentir le flot de paroles, d’explications surabondantes, de thèses, pour laisser place à une expérience brute, à du « no comment », à l’essence de l’exploration sensorielle, quitte à être un brin perturbé, déboussolé, désorienté, à en perdre, momentanément, le sens de l’espace et du temps, et à se laisser porter par l’émotion purement instinctive, viscérale.
Ralentir et diminuer les excroissances sonores urbaines, « mégapolitaines », serait certainement une action des plus importantes à mener. À condition de ne pas systématiquement rejeter vers l’extérieur de la cité les fauteurs de troubles (voitures, vie festive), transformant les périphéries en de véritables poubelles sonores. Et c’est malheureusement la stratégie adoptée dans bien des cas ces dernières décennies. On ralentit les cœurs de ville, via des piétonniers, pour saturer acoustiquement les périphéries.
Parallèlement, ralentir, voire enrayer, l’extinction d’espèces, la disparition des chants d’oiseaux, dans les espaces ruraux et naturels, devient une urgence absolue, un cas de force majeur. Ce déséquilibre exponentiel nous est clairement signifié à l’oreille par la paupérisation sonore grandissante de nombreux écosystèmes, témoignage d’une biodiversité Oh combien menacée.
Deux défis qui semblent de plus en plus relever d’une mission impossible, à moins que de renverser rapidement et radicalement la vapeur, chose actuellement hautement improbable. Un simple ralentissement, même dans le cadre d’un geste artistique, s’avère souvent problématique à mener, même si chaque parcelle d’espace apaisé, ralenti, est une petite victoire face à l’accélération trépidante du monde.
Parmi toutes ces approches ralentissantes, il y en a certaines que je mets en action régulièrement, d’autres que je tente de développer, d’étendre, d’autres encore auxquelles je participe avec mes petites mains et oreilles d’écoutant citoyen, et d’autres enfin que j’aspire à développer au cœur de mes pratiques. L’artiste audio-paysagiste que je suis, depuis longtemps préoccupé, engagé, dans une mouvance liée à l’écologie sonore telle que l’a pensée Murray Schaffer, reste conscient des difficultés actuelles à ralentir les choses pour que ces efforts ne restent pas de simples utopies, mais des aspirations motivantes.
D’autre part, « marchécouter » sans presser le pas, ni le tympan, le ralentir même, est une façon de résister à des violences cumulées, physiques, psychologiques, sociales, économiques, politiques… Et sans doute une façon de les dénoncer, de tenter de les désamorcer, en ne répondant pas à la violence par la violence, mais au contraire par une attitude déccélérante, une écoute bienveillante, attentionnée et généreuse.

AudioGraphie – @Nathalie Bou et Gilles Malatray – Installation silencieuse – Parc de La Feyssine Lyon
