TRACES D’ÉCOUTE ET ÉCOUTES TRACÉES

PAYSAGES SONORES, HISTOIRES DE TRACES, TRACES D’HISTOIRES

 

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Crédit photo – Yuko Katori – CRANE Lab

 

Appréhender un paysage, quel qu’il soit, c’est prendre très vite conscience de l’importance de la trace, de des traces, au sens large du terme. Ces traces plurielles, matérielles ou immatérielles, empreintes, marques ou marqueurs physiques, qui constituent souvent l’essence première de ce qui subsistera en mémoire, sont intrinsèquement liées au paysage, d’autant plus si celui-ci est abordé dans sa composante sonore.
La trace, ou l’ensemble de traces, sont ici comme un corpus documentant et précisant des actions aussi simples que le fait de marcher, d’arpenter, pour ressentir le paysage, notre paysage en l’occurrence. On peut en effet penser que la compréhension, même parcellaire, d’un paysage, se fait pour beaucoup dans une approche perceptive, sensorielle, sensible, propre à chacun, et que l’analyse, la formulation, la théorisation ne viendront qu’après le rencontre physique avec le terrain. Tout au moins peut-on espérer qu’il en soit ainsi.
Promeneur écoutant, je sors mes oreilles prêtes à cueillir, accueillir des sons, des ambiances, des sensations, et prêtes également à les emmagasiner dans un coin de mon esprit, de façon plus ou moins prégnante, ou volatile, selon ce qui sera advenu lors de mon parcours exploratoire.
La trace sera donc ici mémorielle, infiniment personnelle, peut-être totalement et volontairement tue, cachée aux autres, si je ne la relate pas à autrui, oralement, scripturalement. Cependant, si je décide de partager, de vive voix , par des mots, des signes, des écrits, des décrits, des graphismes ou autres signes, de transmettre des expériences vécues sur le terrain d’écoute, je donnerai à la trace mémorielle. j’assoirai une existence tangible, qui pourra se diffuser, s’incarner, prendre corps en donnant plus de consistance, de matérialité, à l’abstraction d’un paysage sonore aussi volatile qu’intangible. Rémanences…
Coucher des mots décrivant des ambiances, des couleurs sonores, des ressentis, même les plus intimes donc les plus subjectifs sera pour moi une autre façon de donner vie à des paysages sonores, et je l’espère de donner envie à d’autres de les visiter, à leurs façons, tout en prêtant une oreille plus respectueuse à l’entour.
Pour d’autres, la trace, le rendu passeront par le graphisme, le dessin, l’image. Créer une image, voire une imagerie sonore, peut s’avérer un projet passionnant, qui favorisera, avec ou par la trace, une approche transmédiale, à la limite de la synesthésie peut-être. Je n’aime pas, pour ma part, trop cloisonner et séparer les médium, hiérarchiser les sens, disant qu’un tel est asservi par un autre, ou sous-exploité, et que tel autre est dominateur, hégémonique… C’est un discours que j’ai certes tenu, voire défendu, à une époque, et dont je me méfie beaucoup aujourd’hui, de par son côté radical et dichotomique. Je préfère maintenant convoquer une forme de trace plutôt œcuménique, dans l’esprit, où le dialogue inter-sensoriel s’appuie d’avantage sur une entente, une synergie, que sur une confrontation.
Pour en revenir aux formes traçables, traçantes, l’enregistrement audio est bien évidemment un outil qui semble incontournable, même si je n’ai pas commencé par citer ce dernier. Il faut savoir qu’au au fil des ans, je suis  devenu quelque peu méfiant et parfois réticent à construire l’essentiel, l’essence d’un paysage sonore, autour du seul, ou principal média qu’est le son. Paradoxe? J’ai en effet été très souvent déçu de ses limites, en tous cas de celles de l’enregistrement, à retranscrire les singularités, les finesses, les changements, les espaces, les beautés, et tout ce que j’avais perçu à l’oreille. Tout d’abord, l’état d’esprit du moment, la disposition, l’humeur pourrait on dire, sont autant de facteurs colorant la perception, influant sur notre ressenti, nos sentiments, in situ, dans l’instant, et restent globalement étrangers à ce que capte, assez froidement, le magnétophone. Mais justement, ne cherche t-on pas une forme de neutralité objective ? Parfois, la réécoute s’avère en différé très décevante. On pensait avoir ramené une petite perle sonore, un moment de ravissement, et on ne retrouve pas du tout la magie du moment. On pensait retrouver des sensations fortes, et on ne les entends plus.
Sans compter les limites intrinsèques de la technique qui, même avec le meilleur matériel, l’usage de techniques binaurales, multicanales, et le savoir-faire du preneur de son, n’arrivent pas encore à retranscrire la fine complexité de l’environnement sonore à portée d’oreilles. Je me montre sans doute un peu trop méchant avec la trace phonographique, car pour autant, le magnétophone reste pour moi un outil incontournable pour collectionner et conserver, archiver, voix, cloches, fontaines et autres sources et ambiances multiples.
Les traces enregistrées peuvent être des constituantes de formes d’échantillonnages, de catalogages, de collections indexées et documentées, d’observatoires, d’inventaires, de données propres à définir des typologies singulières de paysages sonores, selon les travaux d’Aciréne**. Vaste sujet qui devrait faire l’objet d’un article spécifique.
Voir également le formidable projet cartographique Aporee***.
D’autre part, et dans une posture bien différente de l’approche raisonnée et quasi protocolaire précédemment abordée, qui viserait à analyser des formes types de paysages sonores, on peut envisager l’approche d’un paysage qui serait plus proche de « l’idée qu’on en a », de l’impression que l’on a conservé dans un coin de sa tête. Il s’agirait sans doute de penser et retranscrire ce que l’on aimerait entendre, ce que le paysage auriculaire nous inspire, plutôt que de chercher une véracité – mais laquelle et pour qui ? – position qui reste une expérience exaltante, à défaut d’être objective. L’artiste s’offre ainsi le ainsi droit de partager des choses qu’il a revisité, transformé par son écoute, ses gestes, ses postures, ses a priori, ses doutes, ses propositions… Et il en assume le fait en toute subjectivité, tout au moins en ce qui concerne l’auteur de cet article ! Emboîter son pas, suivre ses traces, ce n’est pas assurément rechercher une vérité stricte, encore moins une certitude absolue, mais explorer les traces de multiples paysages gigognes possibles, à défaut d’être tout à fait  prévisibles. Hétérotopies, uchronie ? Le paysage sonore étant ce qu’il est, toujours en recomposition, son après son, couche après couche, il convient de se garder, même dans la trace a priori figée, ou fixée, pour reprendre une expression de Michel Chion*, une marge d’incertitude. Nul chemin d’écoute, nul paysage, même jalonné, reconstruit et mémorisé par de multiples traces, n’est jamais tracé de manière définitive. Chacun promeneur écoutant défriche, ou déchiffre, réécrit, et raconte  sa propre histoire, au gré parfois de sinueux chemins de traverse. Chaque parcours se fera singulier, selon les visiteurs auditeurs qui s’y engouffreront, oreilles ouvertes à l’aventure sonique. La trace participe activement à l’écriture sonore, notamment à l’écriture de paysages sonores. Jeux de l’ouïe pour ne pas tout à fait perdre la trace – Signes de piste et jeux de traces pour ne pas tout à fait perdre l’écoute, ou l’entendement.

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Crédit photo – Yuko Katori – CRANE Lab

 

* L’art des sons fixés – Michel Chion – Metamkine/Nota Bene/Sono-Concept, 104 p.

** Aciréne – http://www.acirene.com/recherche.html#ancretitre2

** Aporee – http://aporee.org/maps/

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