L’art (sonore) socialement engagé

Parcours d’écoute entre chiens et loups. @Festival Back To The Trees 2023 – Bois d’Ambre à Saint-Vit (25)

En parcourant le site A.I.M.E( Association d’Individus Socialement Engagés), j’ai écouté un podcast dIsabelle Ginot, enseignante-chercheuse, codirectrice du département danse à l’université Paris VIII et praticienne Feldenkrais, traitant de l’art socialement engagé.
Sa présentation s’appuie sur un texte de Pablo Helguera, tiré d’un livre « Motifs incertains », publié par les Presses du réel.  Cet ouvrage fait un point sur les formes d’enseignements des pratiques artistiques socialement engagées, issu de cinq programmes d’étude internationaux faisant référence en la matière.
La présentation a fortement résonné avec les questions que je (me) pose de façon récurrente, en allant arpenter des territoires sonores, collectivement, et en tentant d’ouvrir des champs où l’artistique et la pédagogie sont fortement ancrés dans une pratique sociale transdisciplinaire.
Il m’a semblé bon de tenter de noter les axes forts qu’explique clairement Isabelle Ginot dans son exposé, pour à la fois essayer de me les réapproprier dans mes expériences d’écouteur public, mais également de les mettre au service de projets de territoire avec une visée sociale assumée.

Je note donc ici les axes, qui me semblent des points forts, des moteurs essentiels pour que l’art et la pédagogie travaillent de concert à changer la société pour la rendre, je cite Ginot, plus désirable.

L’art socialement engagé ne se contente pas de parler de, de raconter, de réfléchir à un sujet social. Il doit vivre et faire vivre, expérimenter, des expériences de terrain (danse, arts sonores, arts plastiques…) avec différents publics, dans des établissements (santé, carcéral), ou hors les murs.

On doit, en tant qu’intervenant, assumer sa position d’artiste engagé, ne pas ni quitter ni renier ce « statut », faire en sorte que l’art et ses savoir-faire questionnent des sujets non artistiques (écologie, féminisme, vivre ensemble, sécurité, handicap, exclusion…).

L’art doit être utile, servir à quelque chose, chercher à changer, à améliorer le monde, en proposant des situations plus désirables. L’utilitarisme fait partie intégrante du projet.

Il y a forcément une interaction sociale, non seulement parce qu’elle peut servir le projet, mais parce qu’elle est l’âme de celui-ci. Il faut faire de la relation, de l’inter-relation, des éléments clés de l’action.

Il est nécessaire de penser à une trans-pédagogie, comme quelque chose qui traverse nos gestes d’artistes transmetteurs. La pédagogie et l’art ne doivent pas être dissociés, on est à la fois artiste ET pédagogue. Dans cette approche sociale, il n’y a pas de pratique sans pédagogie. L’opposition art/pédagogie est une impasse, un débat voué à l’échec. La pédagogie est une action para-artistique.

Il nous faut chercher une forme de déqualification, ne pas cultiver l’hyper-spécialisation (compositeur, sculpteur, danseur…) en se formant à d’autres pratiques que celle de NOTRE art. On peut ainsi s’intéresser à des travaux d’enquête, de collectage, de cartographie, de poétique sensible via différents média…) Il est bon de mobiliser des savoirs issus de la géographie, de la sociologie, des sciences de la terre, ou d’autre formes, pouvant alimenter nos recherches-actions…

Les arts socialement engagés ne sont pas contraints à se limiter dans des établissements spécialisées (soin, justice, handicap…) ni vers des publics « empêchés », mais peuvent investir l’espace public ou d’autres tiers-lieux ou tiers espaces, quels qu’ils soient…

Si ces énoncés peuvent paraître pour beaucoup des évidences, j’ai ressenti le besoin de les (re)poser , parfois reformuler par écrit, sans doute en les revisitant à ma façon, sans j’espère en trahir ou déformer le sens, pour me nourrir de ces propositions, tant elles font fortement écho à mes aspirations audio-écosophiques.

Point d’ouïe, faire récit des territoires de l’eau

Les fleuves, océans et ruisseaux ont été peints, écrits, poétisés, photographiés, chantés, dansés, mis en musique…

On peut aussi leurs donner de la voix, les faire entendre, en les écoutant traverser nos paysages à fleur de terre et de tympan, en en suivant les rives.

On peut les raviver, les garder bien présents, bien vivants, en recueillant leurs intimes bouillonnements comme leurs furieux grondements.

On peut les défendre en en faisant récit par leurs propres sons recomposés, comme par des mots associés…

Bassins versants, l’oreille fluante

Soutenez le projet, Cagnotte participative

 Qu’il est beau le Rhône par grand vent ! 

Un PAS – Parcours Audio Sensible avec un master FLE (Français Langues Étrangères » et un programme ALISE (Arts Littérature Images Scène Espace).

Nous commençons par une belle cour intérieure de l’Université Lyon 2, Campus des berges du Rhône, où les voix , les rires, le vent dans une haie de lauriers, le claquement d’une affiche à demie décollée, animent joliment un espace réverbérant à souhait. La courette est entourée de passages couverts, arborée en son centre, et ressemble fort à un cloître, acoustique comprise.

Un deuxième spot auriculaire se présente comme une sorte de sas intérieur, lieu fermé, minéral, sombre, d’où partent plusieurs escaliers, avec une porte donnant sur l’extérieur. Des voix résonnent au loin, quelque part dans les étages supérieurs du bâtiment.

Un étudiant traverse l’espace, ouvre la porte vers l’extérieur, ce qui nous fait entendre la rue avoisinante, ses tramways… Transition acoustique dedans/dehors. La porte se referme très très lentement, opérant un fondu sonore du plus bel effet, un étouffement , descrescendo progressif, avant que la scène soit close par un claquement résonnant. Un instant très audio-cinétique que l’on aurait pu composer. Nous concluons notre écoute par quelques bribes de chant diphonique, histoire de révéler un peu plus encore l’acoustique réverbérée, et de  faire sonner ce beau lieu intime.

Nous sortons de l’enceinte de  la fac. Des tramways, des étudiants, des usagers de l’hôpital voisin, la rue est animée. Nous la traversons pour nous diriger vers le Rhône et descendons sur les bas-quais. Le vent souffle fort et le ciel est d’un noir qui présage une pluie imminente.

Une traversée de quelques centaines de mètres, entre deux ponts, routier et SNCF, nous permet de nous plonger l’oreille dans les paysages aquatiques fluviaux. Et aujourd’hui, ils sont particulièrement riches et singuliers !

Peu, voire pas de touristes et autres festoyeurs coutumiers des lieux sont présents à cette époque de l’année, la pluie se faisant menaçante de surcroît.

Néanmoins, de nombreux joggers et joggeuses font leur exercice sportif, les rythmes de leurs courses et de leurs respirations scandent les quais de claquements et halètements.

Des vélos, trottinettes, rollers, planches à roulettes, se partagent, parfois difficilement l »espace, entre eux, et avec les piétons, personne ne respectant vraiment les couloirs sensés leurs être attribués. On entend ainsi nombre de coups de sonnettes énervées, sans compter les klaxons électriques, harangues verbales… Ambiances de cohabitations mobiles parfois pas vraiment sympathiques.

Chose agréable, la circulation, plutôt soutenue sur les quais du haut, ne s’entend quasiment pas, à quelques émergences près, protégés que nous sommes par l’effet fossé qui nous isole du flux sonore sur nos têtes.

Par contre, les quais sur la rive opposée, pourtant très éloignés de nous, le Rhône étant très large à cet endroit, ramène à nos oreilles une rumeur constante, sans doute amplifiée par l’effet miroir de l’eau,  qui plus est très haute ces temps-ci.

Deux ponts servent de points d’ouïe résonnants assez spectaculaires. Nous nous arrêtons dessous. Le premier, routier, nous fait entendre de sourds claquement assortis de grondements, limite infrasonores. Le tramway entre autres, le fait joliment sonner.

Le second, ferroviaire celui-ci, et beaucoup plus ancien (1851), prolonge la gare de Perrache. Au passage d’un train, c’est un surprenant ferraillement très rythmique, qui se déroule sur nos têtes. Surtout s’il s’agit d’un long convoi de marchandises.

Et sur l’eau, de grosses péniches sont amarrées. La première est une salle de spectacle flottante qui, acoustiquement, ne présente rien de vraiment remarquable.

La seconde est un bateau de formation aux secours en mer et en fleuve. Deux assez longues passerelles métalliques permettent l’accès à son bord. Elles reposent sur des boudins plastiques roulants, pour permettre les passerelles d’accompagner les mouvements des eaux du Rhône. Et comme ce jour là, le vent est très fort, les passerelles bougent beaucoup, en émettant une série de « cris », gémissements, tout à fait surprenants. Le son que l’on ne peut manquer sur ces rives ! Grand regret pour moi, ne pas avoir un enregistreur à portée de main. Un autre jour venteux peut-être…

Une imposante péniche chargée de sable passe en ronronnant faisant entendre des remous clapotants, dits de batillage.

Pour finir cette petite description, le Rhône lui-même est agité de vagues bouillonnantes, qui le font chanter sous le vent. Il est vrai que les eaux basses de ces dernières années, surtout par temps calme, font que le fleuve, si majestueux soit-il visuellement, ne se fait quasiment pas entendre, à quelques remous et clapotis près.

Cette longue déambulation sur les rives rhodaniennes, très belle dans toute sa diversité auditive, me conforte à l’idée de faire entendre la voix des eaux, souvent noyée dans le paysage, surtout en milieu urbain. Un flux, celui de la circulation, en masque un autre, aquatique, que l’on référerait sans doute au premier.

Lorsque les beaux jours seront revenus, les rives redeviendront très animées, très festives, avec son alignement d’embarcations restaurants, salles de concert et de danse, ses terrasses et afters de fêtes »sauvages » sur les quais, parfois au grand dam des riverains.

Toujours ce difficile compromis pour les politiques urbaines de maintenir une ville animée, festive, et de ne pas se mettre à dos tous les riverains, parfois il est vrai totalement intolérants.

Cette traversée  auriculaire a été une belle façon d’alimenter mon chantier d’écoute en cours, celui de « Bassins versants, l’oreille fluante »

En tous cas, le Rhône est un bien beau fleuve sonore, surtout par jour de grand vent !