Paysage sonore, du concept au territoire

Le paysage sonore ne résonne pas, voire n’existe pas de la même façon pour toutes et tous.
Représentations esthétiques, sociabilités auriculaires, espaces biophoniques, géophoniques, anthropophoniques, qualités des espaces acoustiques, silences, saturations, paupérisations… Autant de réalités, de sensorialités, d’approches superposables, hybridables, interagissantes, mouvantes…
Prendre soin de son territoire et de ses habitants, humains ou non, vivants ou non, suppose d’écouter ce que le terrain a à nous dire, quitte à en faire récit en prenant garde ne pas le figer dans le temps, dans l’espace, dans une approche trop balisée, trop enfermante. Le récit reste évolutif, au fil du temps et des lieux, il montre des paysages sonores toujours en mouvement, qui ne sont pas définitivement encapsulables, même dans l’instantanée de field recordings traceurs. C’est d’ailleurs un des objectifs des dispositifs et protocoles d’observatoires phonographiques, à l’instar des observatoires photographiques, montrer l’évolution des paysages sonores au fil du temps, des activités, des aménagements, des changements climatiques… Autre constat, si l’approche audio privilégie la vue, ça ne doit pas être, comme on l’a beaucoup (trop) entendu, pour contrecarrer une soi-disant hégémonie du regard. Remplacer une prédominance par une autre est contre-productif. Au cours de mes nombreux arpentages, j’ai constaté que le fait de poser une oreille curieuse apprenait à regarder différemment, sans doute mieux, de façon plus curieuse. Le distant, le proche, le micro, le macro, la perspective, la hauteur, les plans, les transects et errances, prennent des formes surprenantes, tant à l’oreille qu’au regard. L’oreille guide l’œil autant que l’œil guide l’oreille, dans une interconnexion complice, plus que dans une rivalité qui nie notre incontournable et intrinsèque polysensorialité.

Deux formes de territoire sont pour moi envisageables. Le premier est celui que je nommerai territoire tangible, arpentable physiquement, ancré dans une réalité matérielle. C’est par lui que commence la plupart de, sinon toutes mes investigations, notamment par mes PAS – Parcours audio sensibles. Ces espaces in situ sont les lieux d’expériences physiques, sensibles, où l’oreille et le corps entier sont impliqués dans des approches immersives, situées, territorialisées. Le second est immatériel, mais non pas hors-sol, car il est la résultante de l’expérience de terrain. il est généralement inscrit dans des univers numériques, aujourd’hui pouvant être entrelacés dans un metavers complexe et nébuleux. Cartographies, récits multimédia, processus génératifs, développent de nouvelles interactivités, interconnexions, qui tissent un paysage multiple, ou des formes de virtualités résonnent et dialoguent avec les paysages tangibles, les prolongent, les racontent autrement.

Revenons au paysage sonore que j’ai précédemment qualifié de tangible, celui où je mets pieds et oreilles en mouvement, et tends les micros.
Il s’envisage, au-delà des administrations, frontières et autres lisières, via une approche qui convoque une forme de biorégionalisme acoustique. Bassins versants, topologies, vallées, chaines montagneuses, climats, façonnent des ambiances et effets acoustiques, des formes d’activités, d’aménagements, de cohabitations ou de séparations, qui donnent à appréhender des espaces bien souvent inentendus, donc inouïs, au sens premier du terme.
C’est plus l’écoute, la démarche et la façon d’entendre les milieux ambiants, qui font paysage, voire territoire sonore, plutôt que l’inverse, même si la variété audio-paysagère influe sensiblement les modes et postures d’écoutes. Le manque d’expertise écoutante contribue à masquer, ou ignorer, nombre de dysfonctionnements qui devraient pourtant nous inquiéter, si ce n’est nous alarmer.
Cela nous ramène aux fragilités intrinsèques des espaces habités, exploités, de plus en plus malmenés par la présence et la mainmise humaine, négligeant toute modération au profit d’exploitations peu scrupuleuses des ressources locales, du développement d’un tourisme envahissant…
Il y a bien des années, voire des siècles, Élisée Reclus, Henry-David Thoreau, mais aussi John Muir, Alexander von Humboldt, Murray Schafer, se faisaient lanceurs d’alertes avant l’heure, en activistes écoutants convaincus.
Via l’arpentage de paysages sonores, l’artiste, tout comme le chercheur, l’aménageur, si tant est que les pratiques soient systématiquement dissociées, ne doivent pas se tenir à une approche conceptuelle, esthétique. Ils doivent, de façon concertée, autant que puisse se faire, proposer des formes d’aménagements respectueux, où poétique (art créatif), poïétique (processus créatif), praxis (le faire) et politique (chose publique) ont leur mot à dire, à qui sait l’entendre, et surtout, qui agit pour mettre en œuvre des gestes plus résonnants, raisonnés, et au final raisonnables.

Relier et construire les paysages par l’oreille

PAS – Parcours Audio Sensibles – Journées des Alternatives Urbaines – 2015 – Lausanne (Suisse) Quartier du Vallon – Co-réalisation avec la plasticienne Jeanne Schmidt

Poser une oreille curieuse et impliquée sur le monde, sur nos lieux de vie, pour construire de nouveaux espaces d’écoute(s), découvrir les points d’ouïe singuliers, développer les interconnections et sociabilités auriculaires, c’est avant tout travailler sur les transdisciplinarités, voire indisciplinarités de nos territoires, y compris auditifs.

Les arts sonores, aux croisements de multiples genres et pratiques, musiques et sons, installations plastiques multimédia, arts-performances, univers numériques et mondes virtuels… nous ont appris à poser de nouvelles écoutes, fabriquant des espaces-temps inouïs, où la notion de paysage (sonore) prend toute sa place.
Les postures d’écoute, l’immersion (physique, mentale, technologique…), les processus nomades, les matériaux sonores in situ, les récits croisant différents dispositifs et mises en situation, font que les arts sonores sont aujourd’hui des moyens de paysager des espaces de sociabilité écoutante inédits, pour ne pas dire inouïs.
Entre festivals, centres culturels, régulièrement, si ce n’est principalement hors-les-murs, les créations, des plus Hi-Tech aux plus sobres, se frottent aux villes, forêts, espaces aquatiques, architecturaux… pour jouer avec des acoustiques révélées, parfois chahutées, ou magnifiées.
Nous (re)découvrons des lieux mille fois traversés, par des formes d’arpentages sensibles, où le corps entier se fait écoutant, résonnant, plongé dans des espaces sonores à la fois familiers et dépaysants.
L’écologie, si ce n’est l’écosophie se croisent activement, partagent leurs utopies, dystopies, protopies, et autres récits en construction, au niveau des territoires écoutés, et des arpenteurs écoutants.

L’ aménagement du territoire, avec l’urbanisation, la gestion des espaces ruraux, « naturels », les contraintes économiques, sociales, écologiques, les bassins d’activités et les populations y résidant, y travaillant… sont questionnés par de nouvelles pratiques auriculaires, évoquées précédemment.
Aux lectures de paysages, plans d’urbanisation, projets architecturaux, approches de tourismes culturels raisonnés… le croisement, les hybridations arts./cultures/aménagements, ont tout intérêt à être pensés et mis en œuvre en amont de projets territoriaux.
Les parcours sonores, créations issues de field recording (enregistrements sonores de terrain) et autres formes hybrides, invitent à (re)penser des espaces où le son n’est pas que nuisance, ni objets esthétiques hors-sol. Il participe à une façon de travailler les contraintes du territoire, en prenant en compte les critères quantitatifs, qualitatifs, les approches techniciennes, humaines, le normatif et le sensible…

Le politique, le chercheur, l’aménageur, l’artiste, le citoyen résidant, travaillant, se divertissant… doivent se concerter pour envisager, si ce n’est mettre en place des actions en vue de préserver et d ‘aménager des espaces vivables, habitables, en toute bonne entente.
Zones calmes et ilots de fraicheur conjugués, mobilités douce, espaces apaisés et conviviaux, pensés via des offres culturelles et artistiques, au sein de projets de construction, de réhabilitation, sont autant d’outils et de créations prometteurs. Certes, ces approches ne résoudront pas tous les problèmes, mais ils contribueront à créer des endroits où mieux vivre, mieux s’entendre, mieux échanger, en résistance à toutes les tensions sociétales, climatiques, politiques, environnementales…

Aujourd’hui, j’ai la chance de participer à des projets, certes encore marginaux, où le son, l’écoute, sont considérés comme des éléments à prendre en compte pour le mieux-vivre, où une « belle écoute » est convoquée comme une forme de commun auriculaire partageable.
Entre les arts du son, du temps et de l’espace, ma pratique d’écoutant paysagiste sonore, et les gestes d’aménageurs, des espaces de croisements sont possibles, si ce n’est nécessaires, et ce malgré toutes les contraintes administratives, économiques, politiques…

Il nous faut encore et toujours provoquer les rencontres indisciplinées, installer des débats, mettre en commun les réflexions et savoir-faire de chacun, que ce soit sur un événement artistique, projet culturel, concertation autour d’aménagements urbains, ou milieux ruraux…

Il nous faut encore penser et construire ensemble, artistes, aménageurs, résidents… des aménités auriculaires, des poches de résistances apaisées, des oasis sensoriels, des espaces reliants, y compris par l’oreille.