
Comme le paysage sonore n’existe pas sans l’écoutant, sans l’écoute de l’écoutant, sans le corps écoutant, sans la pensée sensible, volatile, versatile, multiple de l’écoutant, il faut donc le fabriquer de toute pièce. Il est nécessaire de le reconstruire dans chaque lieu et moment, et ne jamais prendre pour acquise une idée de paysage sonore comme une représentation figée de type carte postale.
C’est une chose qui a cheminée longtemps dans ma tête, mon corps, pour s’incarner progressivement au fil des expériences situées. Ce n’était pas du tout une évidence lorsque j’ai commencé à tendre l’oreille et a arpenter des territoires au gré de leurs textures sonores. Je constate aujourd’hui que beaucoup ne se reconnaissent pas dans cette approche, voire refusent de reconnaître l’expression, si ce n’est l’existence des paysages sonores, en tous cas dans une pensée post schaférienne..
Mais cette petite chronique n’est ni le lieu ni le sujet d’un débat polémique.
La question que me pousse à repenser, par l’action de terrain, les moyens, outils, processus, dispositifs, propres à faire émerger des espaces sonores singuliers, au sein de territoires de plus en plus fragiles et tourmentés, est plutôt le sujet de cet article.
Au début est l’oreille, et donc l’écoute.
S’il faut commencer par une approche simple, posons d’emblée l’écoute comme une clé de voûte, qui fait tenir debout à la fois la cohérence physique et sensible d’un paysage sonore, mais également les éléments d’analyses critiques et les créations qui en découlent potentiellement.
Qui dit écoute dit organe, sens, mode d’appréhension sensible du monde, inclue dans un corps qui est lu-même un réceptacle vibratoire complexe, multisensoriel, réactif aux tressaillements et aux ébranlements du monde.
Nous somme plongés dans une vie organique, sociale, émotive, qui secoue notre corps dans son intégrité, et notre perception auditive est en alerte, entre tensions et détentes, adoptant pour faire face à des situations multiples quantités de postures psychomotriciennes. Entre la protection, la fuite, la scrutation, l’auscultation, nous réagissons et interagissons différemment selon les contextes. Ainsi, mettre un corps en mouvement pour traverser des ambiances sonores, s’en approcher, s’en éloigner, les mixer, en entrainant parfois un groupe à en faire de même, sont autant de postures issues des soudwalkings et autres balades sonores, marches écoutantes… Au fil des expériences audio-déambulantes, j’ai été amené à croiser nombres d’artistes œuvrant dans les champs artistiques de l’art-performance, de l’art-action, de la danse, du cirquen qui très souvent frottent leurs corps à l’espace public, au rythme de performances et de mises en situation souvent surprenantes et décalées, si ce n’est volontairement provocatrices. La physicalité du geste et du corps est au centre de la performance, qu’elle soit très (dé)monstrative ou au contraire minimaliste, si ce n’est quasiment invisible. Un jour, après un long PAS-Parcours Audio Sensible nocturne, autour des rives lyonnaises du Rhône et de la Saône, après une très lente marche et près de trois heures en silence (écoutant) un des organisateurs m’a dit que mes marches relevaient de la performance, se détachant des déambulations patrimoniales ou urbanistiques qu’il avait l’habitude de proposer. Sur quoi, et particulièrement ce soir là, j’étais assez d’accord. J’avais poussé les corps arpenteurs et écoutants dans des situations d’immersion collective pour le peu inhabituelles. La lenteur, le silence, la longueur, les lieux parfois surprenants, dans un esprit proche de l’artiste Max Neuhaus, avaient contribué à construire une traversée de paysages sonores à la fois propres à chaque participant, et à la fois dans une forme de geste collectif stimulant. Je garde en mémoire nombre d’images, sonores ou non, de ressentis, comme une sorte de cartographie mentale sensible. J’ai en mémoire des moments forts, tel celui d’une immense péniche qui fait un demi-tour sur le Rhône, éclairant dans la nuit le fleuve de ses feux de navigation, ses puissants moteurs diésels éclaboussant les lieux de grondements réverbérés par les murs des berges et la surface des eaux… Plus loin, des groupes de jeunes étudiants et étudiantes qui, ici et là, improvisent une soirée festive, danses, musiques et bières à l’appui. Ces scènes, ces ambiances traversées, sont d’autant plus vécues fortement que le corps entier est immergé dans son propre silence et mu dans une lenteur assumée. Il construit son récit au fil des pas et des stimuli paysagers, la dynamique de groupe tissant des ressentis parfois exacerbés. Les paysages sonores, visuels et parfois olfactifs, nous traversent autant que nous les traversons. Ils nous baignent, nos sautent aux oreilles, ne cessent de se transformer lors de gestes performatifs collectifs. J’en ai beaucoup appris en regardant comment les corps de danseurs, circassiens, artistes de rue, se mettent en scène dans l’espace public, en révélant des territoires esthétiques, poétiques, politiques et sociaux de façon décalée. Avant de penser à une potentielle œuvre sonore, il m’est nécessaire de plonger corps et oreilles, regard compris, dans l’espace public urbain, la forêt, le long du ruisseau, ce qui est d’emblée pour moi une façon d’œuvrer. La création, l’écriture corporelle, haptique, immatérielle, en tout cas dans sa concrétisation, les situations et postures, que propose un parcours d’écoute, contribuent à l’émergence d’une œuvre située, contextuelle, le corps engagé aidant. Faire corps avec les lieux, les participants, la vie multiple croisée en chemin, est ici une expression qui prend tout son sens, dont celui de l’ouïe bien entendu
